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*

“Chéri, je commence à être inquiète. Ça va faire quatre jours maintenant.”
“Lorsqu’ils sont ados, peut-être. Mais elle devrait être dehors, en train de jouer. Comme les autres enfants de son âge.”
“Ce n’est sûrement qu’une phase. Tu verras que la semaine prochaine elle gambadera comme à son habitude.”
“J’espère.”
“Bon, le repas est prêt, tu vas la chercher ?”
Je n’étais pas convaincue par les arguments de mon mari. Je restais persuadée qu’il y avait quelque chose qui clochait avec notre fille. Une petite de six ans ne devrait pas avoir envie de rester enfermée dans sa chambre tous les soirs.
Je montai les escaliers en réfléchissant aux possibles raisons de son isolement. Elle ne m’avait parlé de rien. Alors que, habituellement, elle me racontait tout. Elle était tellement silencieuse ces derniers temps.
J’étais devant la porte de sa chambre. Fermée. Elle était pourtant constamment ouverte en temps normal. J’avais presque peur d’y rentrer.
Je frappai à la porte. Pas de réponse. Le silence uniquement. Pesant. J’ouvris la porte.
Sa chambre apparut petit à petit. Tout d’abord le papier peint rose pâle. Puis le lit, qui rendrait jalouse une princesse, jonché d’une multitude de peluches qu’elle avait accumulé au fil des années et des passages à la fête foraine locale. Puis son petit bureau. Où elle était installée. Comme tous les soirs depuis le début de la semaine.
“Julie, chérie ?”
Elle se retourna immédiatement en souriant.
“Oui, maman ?”
J’étais un peu rassurée de la voir montrer ses dents ainsi.
“C’est l’heure de manger, ma puce. Tu viens”
“Je finis un truc et j’arrive tout de suite.”
Elle se retourna vers son bureau. Je n’arrivais pas à distinguer ce qu’elle faisait. Je me résignai et me tournai vers les escaliers. Après avoir effectué quelques pas, je l’entendis m’appeler.
“Maman ?”
“Oui, mon ange ?”
“Tu peux fermer la porte, s’il te plaît ?”
“Bien sûr.”
Il y avait un peu de tristesse dans ma voix, mais elle ne la remarqua pas. Patrick, mon mari, pouvait dire ce qu’il voulait, il se passait quelque chose. Il était de mon devoir de parent de comprendre ce qui provoquait ceci chez ma fille.

Le repas se passait tranquillement. Mon cher et tendre avait préparé du canard à l’orange, mon plat préféré. Mais je ne pouvais l’apprécier à sa juste valeur, étant obnubilée par Julie. Je ne pus m’empêcher de commencer un interrogatoire.
“Julie, chérie. Tout se passe bien à l’école ?”
Elle me regarda avec de grands yeux. Elle avait la bouche pleine et était donc gênée pour parler. Elle engloutit puis me répondit.
“Oui. Tout va bien.”
Cette réponse ne me satisfaisait pas. Elle était trop vague. Les moments où elle me racontait spontanément tous les petits détails de ce qu’il se passait dans la journée me manquaient déjà.
“Et avec tes amies ?”
“Ça va.”
“Dis donc, ça fait longtemps que tu n’as pas invité Manon.”
“Manon, c’est plus mon amie.”
“Comment ça se fait ? Vous étiez inséparables. ”
Je voyais son visage se déformer légèrement. Elle était visiblement agacée par cette conversation. Encore une preuve qui me donnait raison.
“Elle a été méchante.”
“Qu’est-ce qu’il s’est passé ?”
“Maggie, ça suffit cet interrogatoire. Tu vois bien qu’elle a pas envie d’en parler.”
Patrick me fixait, le regard insistant. Je compris alors que je devais me taire. Il me sermonna plus tard dans la soirée à ce propos, sur le fait que j’accablais notre fille et que je devais la laisser vivre sa vie et ne pas être constamment derrière elle.
Le repas se termina dans le calme. Il était vrai que malgré la distance et la froideur dans ses réponses, Julie se comportait naturellement. Jusqu’à la fin du dîner.
“Papa, maman, j’ai fini mon dessert. Je peux sortir de table ?”
“Bien sûr, mon ange.”
J’eus l’espoir fou de la voir se diriger en direction du salon, pour s’installer devant la télévision comme elle aimait tant le faire. Mais elle monta en trombe dans les escaliers. Je l’entendis fermer la porte. Je ne pus m’empêcher d’avoir un pincement au cœur.
Je devais en être certaine. Je devais savoir ce qu’elle faisait dans sa chambre. Mais pas ce soir-là. J’avais déjà assez agacé mon mari avec cette histoire. Je devais prendre mon mal en patience et attendre le lendemain.

La journée s’annonçait magnifique. Je pouvais entendre les oiseaux gazouiller dans le jardin. J’essayais de les apercevoir à travers la fenêtre de la cuisine, mais en vain. Je me tournai alors vers Julie, qui prenait son petit-déjeuner. Un bol de ses céréales préférées.
“Tu vas faire quoi aujourd’hui à l’école ?”
“Le maître, il a dit qu’on ferait une dictée.”
“Une dictée ? C’est la troisième en trois semaines non ? ”
Elle acquiesça sans prononcer un mot. Je sentais bien qu’elle n’avait toujours pas envie de me parler.
“Allez, ne traîne pas trop. Sinon papa va t’attendre.”
“J’ai fini, je vais chercher mon sac.”
Elle courut en dehors de la cuisine. Je pris alors son bol pour le laver rapidement. Je remarquai qu’elle ne l’avait pas terminé. C’était la première fois, me semblait-il. Mais peut-être devenais-je trop paranoïaque ? De toute façon j’allais connaître le fin mot de l’histoire.
Julie était partie depuis cinq minutes avec son père. J’étais devant la porte de sa chambre. Je n’aimais pas l’idée de fouiller. Je m’étais promis de ne jamais être comme ça, de ne jamais être comme ma propre mère. Mais cela s’imposait.
J’étais désormais devant son bureau. Il n’y avait rien dessus à l’exception de son pot à crayons. Je fouillai alors dans les différents tiroirs. Vides. Ils étaient tous vides. J’avais espéré plus simple. Que je trouverais immédiatement ce que je cherchais. Alors que je désespérais, j’aperçus quelque chose dépasser de sous son armoire. Une feuille. Je la récupérai. Il n’y en avait pas d’autres. Juste celle-ci. Remplie d’une écriture d’enfant. Celle de Julie. Il ne me restait plus qu’à la lire.
« lueur argentée. Je ne pouvais m’en détacher. J’étais comme fasciné. Subjugué. Hypnotisé. Je n’étais pas effrayé comme j’aurais dû l’être. Je regardai l’homme en face de moi. Le visage toujours déformé par la colère. Il n’y avait aucune échappatoire. Et je le savais.
Le moment arriva. Je fis tout mon possible pour l’éviter. Mais l’inévitable arriva. Je sentis la lame s’enfoncer dans ma chair.
 »
J’eus un mouvement de recul. Ma propre fille ne pouvait pas avoir écrit ces mots. Mais c’était pourtant son écriture. C’était incompréhensible. Je devais continuer à lire. Je devais comprendre.
« Je sentis la lame s’enfoncer dans ma chair. Je ne ressentis aucune douleur, à ma grande surprise. Je n’étais plus vraiment conscient de ce qu’il se passait. L’instant d’après, j’étais allongé à terre. Je me voyais me vider de mon sang. L’homme était parti. J’étais seul et désespéré. Je ne voyais plus que ma mort imminente. Puis plus rien. »
J’étais choquée. Ce n’était pas possible. Je n’arrivais pas à l’admettre. Comment une petite fille de six ans pouvait écrire ceci ? Le choc me donna la nausée. Ma fille avait un énorme problème.

“Maggie, pourquoi tu es aussi paniquée ? Calme-toi.”
“Patrick, lis ça.”
Je lui tendis la feuille. Lui et Julie venaient d’arriver. Comme je m’y attendais, elle monta directement dans sa chambre.
Patrick finit rapidement la lecture.
“Euh… C’est quoi ça ?”
“C’est ce que notre fille a écrit. Je l’ai trouvé dans sa chambre.”
“Impossible. Une petite fille de six ans ne peut pas écrire ce genre de choses. Y’a sûrement une autre explication.”
“Je t’avais dit qu’il y avait quelque chose qui clochait avec elle.”
“Papa ?”
Julie était là. Elle m’avait probablement entendu. Je ne savais plus où me mettre.
“Tu peux me rendre cette feuille ?”
Ma déclaration n’avait pas l’air de l’affecter. Elle était dans un autre monde. Je devais la ramener dans le notre. Heureusement, Patrick l’avait désormais compris.
“Ma puce, c’est toi qui a écrit ça ?”
“Oui. Et je veux faire la suite. Tu me donnes la feuille ?”
Patrick lui rendit ces horribles écrits. Elle se précipita immédiatement dans sa chambre. Je ne pus m’empêcher de fondre en larmes. Patrick me serra dans ses bras.
“Elle a besoin d’aide. Elle a besoin d’aide !”
“Chérie, calme toi. On va demander l’aide d’un professionnel et tout rentrera dans l’ordre.”
“Notre petite fille… ”
Je prononçai ces mots dans un murmure. Patrick m’embrassa la tête pour essayer de me réconforter. Je me blottis dans ses bras. Mais rien ne pouvait me consoler.

**

Merde. Ma veste était encore coincée dans cette foutue portière. Je grommelais, comme à mon habitude. J’ouvris la portière et la refermai brutalement, après avoir dégagé mon vêtement.
Je m’approchai de la grande maison devant laquelle je m’étais garé. Une famille avait besoin de mes services. Je sortis mon carnet de notes pour être sûr de ce que le père m’avait dit.
« fille; 6 ans; pensées sombres; imagination inquiétante et glauque »
J’étais sûr que ces descriptions étaient exagérées. Encore des parents paniqués à la moindre choses sortant de l’ordinaire. Mais ils payaient, donc je devais aller voir.
Je sonnai à la porte. Un homme, brun, cheveux courts, m’ouvrit.
“Vous devez être Monsieur Patrick Molaix.”
“Et vous le docteur Armoni ?”
“C’est cela.”
“Je vous en prie, entrez.”
Je vis derrière lui une jeune femme, blonde, les cheveux ondulés. Je serrai la main au jeune couple.
“Et vous devez être Margaret Molaix.”
“Appelez-moi Maggie. Merci d’être venu si vite.”
“C’est tout naturel, Maggie.”
Ils m’emmenèrent dans le salon où ils me racontèrent dans les moindres détails ce qu’ils avaient remarqué au sujet de leur fille. Je notai tout ce qu’ils me disaient, mais rien ne me paraissait sortir de l’ordinaire. Jusqu’à la mention de ce qu’elle écrivait. S’ils disaient vrai, ils avaient eu raison de m’appeler.
“Et où est Julie ?”
“Dans sa chambre.”
Madame Molaix me guida jusqu’à la chambre de la petite.
“Julie, chérie ? Il y a un monsieur qui voudrait te parler.”
La petite fille était assise sur son lit, une peluche de licorne dans ses bras. Je devinais rapidement qu’il s’agissait de sa peluche préférée. Elle me fixait avec de grands yeux ronds.
“Je le connais pas le monsieur.”
“C’est un docteur, il est là pour toi.”
“Mais pourtant j’ai pas vomi. Les docteurs ils viennent que quand j’ai vomi.”
“C’est un docteur à qui tu parles.”
“Je veux pas parler. Je le connais pas. En plus il est moche.”
Je sentis la gêne de la mère. Elle était presque palpable. Elle se tourna vers moi d’un air désolé. Je lui fis rapidement comprendre que ce genre de remarques, surtout venant des enfants, ne m’affectaient pas.
“Madame Molaix… Pardon, Maggie, je vais vous demander de sortir pour pouvoir travailler avec Julie.”
Elle hocha et sortit. Je fermai la porte derrière elle. Je me tournai alors vers la petite Julie qui me scrutait toujours.
“Bonjour Julie ! Je m’appelle Kevin.”
“Bonjour !”
Elle répondit timidement puis plongea son regard vers sa peluche.
“Où est-ce que je pourrais m’installer ?”
“Où vous voulez.”
“Voyons, tu peux me tutoyer.”
Elle me regarda à nouveau, perplexe.
“Vous êtes bizarre comme docteur.”
J’eus un petit rire. Elle sourit également. Le premier lien avec elle était désormais établi. Cela se confirma lorsqu’elle ajouta :
“Vous pouvez vous asseoir ici.”
Elle désignait un pouf à l’effigie de Hello Kitty. Je m’installai alors. Elle posa sa peluche sur le lit, à côté d’elle, et se pencha légèrement en avant, signe flagrant qu’elle était ouverte à la conversation. La séance pouvait enfin commencer.

Compte-rendu de la première séance :
Après une brève discussion avec la jeune Julie, je ne vois rien en particulier qui pourrait avoir provoqué un changement de comportement aussi soudain. Elle semble heureuse et équilibrée mais depuis une semaine, d’après les dires de ses parents, elle se cloître dans sa chambre pour écrire. Cette activité aurait pu être inoffensive, cependant, après lecture de certains passages de ses textes, il apparaît évident qu’elle a été gravement traumatisée. Mes hypothèses : le cadre familial en cause. Il se peut que ses parents ne me disent pas tout. Je vais devoir approfondir mes recherches de tous les côtés. En attendant, je vais laisser l’enfant continuer d’écrire et je reviendrai régulièrement pour voir l’évolution des sujets de ses écrits. Elle ne semble cependant pas avoir conscience de tout ceci. Sûrement un moyen inconscient de se libérer de ses problèmes.

Après une heure de discussion, je pris congé et retournai voir ses parents. Le moment que je détestais le plus. La mère était déjà paniquée.
“Alors docteur ?”
“J’ai vu ce qu’elle a écrit. Je comprends que vous m’ayez appelé. Mais ne vous inquiétez pas, j’ai vu bien pire dans ma carrière. Il y a des choses auxquelles elle doit faire face et elle ne sait pas comment. C’est comme un exutoire si vous préférez.”
“Mais comment une petite fille de six ans peut écrire des choses pareilles ?”
“Ce que l’on peut voir au journal télévisé est bien pire. Notre monde actuel baigne dans la violence et les enfants sont les premiers touchés. Ils ne sont pas encore prêts à ça. Mais votre fille a un certain détachement vis-à-vis de ceci, ce qui est plutôt encourageant.”
“Donc elle va arrêter ?”
“Quand ses problèmes seront réglés. Et je suis justement là pour ça. Je n’ai pas encore réussi à en déterminer l’origine mais je trouverai, je vous le promets. En attendant, laissez-la écrire. Elle en a besoin.”
“Vous êtes sûr ?”
“Certain. Ces mots, ces phrases, n’ont pas l’air d’avoir de sens pour elle.”
“Et vous revenez quand ?”
“La semaine prochaine. Même heure.”
“Cela nous convient tout à fait.”
Le couple me raccompagna jusqu’à la porte. Ils n’étaient visiblement pas rassurés. Foutu parents surprotecteurs. Vous ne voyez pas que vous allez l’étouffer votre enfant ?
“Au revoir Monsieur et Madame Molaix !”
Dans tout les cas, cette gamine, c’était la poule aux œufs d’or. Elle devait être bien atteinte pour écrire des monstruosités pareilles.

Compte-rendu de deuxième séance :
Julie a continué d’écrire tous les jours de la semaine. Elle tiendrait un rythme moyen de deux pages par jour, cependant, ce qu’elle écrit n’a aucune logique. Il n’y a aucun ordre particulier, ni aucune suite qui indiquerait un sens quelconque. On dirait des fragments incomplets. Et certains de ces fragments ne sont même pas alarmants, loin de là. Seulement certains passages dénotent d’un problème flagrant. Cependant sa prose dépasse de loin tout ce qu’une enfant de six ans est capable de produire. Je dois l’avouer, certains des auteurs que j’ai lu n’ont pas son talent. Et elle confirme que c’est bien elle qui écrit. La source de son inspiration, c’est l’énigme qu’il me faudra élucider.

« les phares de la voiture. Ils éclairaient la vallée. La vallée de la ville où j’avais passé dix ans de ma vie. J’aurais tellement aimé ne jamais être venu. Être resté dans ma ville natale. Mais la vie avait décidé d’autre chose pour moi. Et elle m’avait conduite ici et maintenant.
J’enjambai le banc, puis la petite barrière en bois. Il n’y avait désormais plus que quelques mètres entre le bord et moi. J’étais littéralement à deux pas de ma destinée. Je pris une profonde inspiration. Je serrai mes poings de toutes mes forces. C’est alors que je remarquai que j’avais toujours le pendentif. Je le regardai une toute dernière fois.
Je fermai les yeux et le jetai le plus loin possible.
Ce souvenir était désormais loin. Il ne me restait plus qu’une dernière chose à faire. J’avançai de quelques pas. Je ne voyais pas à deux mètres. Même les phares ne parvenaient pas à éclairer suffisamment. Mais c’était mieux ainsi.
Je laissais une dernière chance à l’Univers de m’envoyer un signe pour m’en dissuader. Mais il n’y eut rien. Il n’y avait rien ici, à part ma voiture, mes problèmes et moi. Et bientôt il n’allait plus y avoir qu’une seule chose.
C’était le moment. Le moment décisif. Le moment de sauter.
Je voulais en finir. J’en avais assez de souffrir.
Je ne voulais plus vivre…
Je voulais sauter…
Alors pourquoi est-ce que je n’y arrivais pas ?
Pourquoi était-ce si compliqué ?
 »

Compte-rendu de troisième séance :
La dernière production de la petite Julie était particulièrement troublante. Elle a réussi à décrire la psyché d’une personne atteinte de dépression mieux que certains de mes confrères. Ce qui est particulièrement troublant. J’ai eu des frissons à la lecture. Et la petite ne semble pas vouloir s’arrêter. Et je ne parviens toujours pas à déterminer la source de cet inspiration morbide. Je pense pouvoir écarter le cadre familial, pour le moment. Les cadres scolaire et social n’ont pas non plus l’air d’être en cause. Je pense qu’il va falloir augmenter la fréquence de ces séances.

Compte-rendu de la sixième séance :
La nouvelle de la fille écrivain s’est répandu dans le quartier ce qui rend les parents particulièrement nerveux et complique mon travail d’autant plus. Julie, quant à elle, a augmenté son rythme d’écriture. Elle a presque écrit une cinquantaine de pages. L’univers de ses écrits a l’air cohérent mais je ne trouve toujours pas de liens d’une page à l’autre. Je me dis de plus en plus qu’il y a un vrai sens à tout cela. Mais je n’arrive toujours pas à distinguer lequel.

Compte-rendu de la quatorzième séance :
Julie est de plus en plus distante. Autant avec moi qu’avec ses camarades ou ses parents. Son travail à l’école reste cependant constant, ce qui est une chance. Je n’explique toujours pas ce comportement. Je ne trouve rien dans la vie de cette petite fille qui justifie un repliement comme celui-ci. Tout ceci devient de plus en plus obscur. J’ai cependant remarqué quelque chose. Ce que Julie écrit a un sens. Certaines pages se suivent et correspondent. Elles semblent former une histoire. À moins que ce ne soit que le hasard.

Compte-rendu de la vingtième séance :
Julie a coupé tout communication avec moi. Elle ne me parle plus. Cela faisait déjà quelque temps qu’elle se fermait lorsque j’abordais le sujet de ces pages, mais là, elle ne m’adresse plus un mot. Je la sens changer. Elle devient de plus en plus froide. Et je ne peux rien faire contre ça. C’est donc la dernière séance. Je vais m’excuser auprès de ses parents et leur souhaiter bon courage.

“Monsieur et Madame Molaix, mon travail ici est terminé.”
“Mais Docteur, la situation est encore pire.”
“Je le sais, et ça me chagrine. Mais je dois admettre que je ne peux rien faire pour aider votre fille. Je suis impuissant.”
“Mais…”
Madame Molaix éclata en sanglots. Je voulais absolument éviter ça. Son mari la rassura.
“Chérie, on arrivera à faire face à ça. Tout rentrera dans l’ordre.”
Je détestais m’avouer vaincu. Mais je ne pouvais rien faire de plus.
“Je suis désolé. Je vous souhaite bon courage.”
Je partis sans leur consentement. Après tout, ce n’était pas ma gamine, donc pas mon problème. Je devais désormais me concentrer sur le patient suivant. Je consultai mon carnet.
« Garçon; 7 ans; a mangé son hamster »
Pourquoi je ne tombais que sur des tarés ?
Le karma, je dirais.

***

Le poulet. Vite, le poulet  ! Il était prêt depuis cinq minutes. J’aurais dû le sortir depuis quatre minutes. Les légumes. Parfaits ! Ils étaient parfaits. La cuisson, géniale.
Il manquait quelque chose. Oui, l’assaisonnement. Basilic. Coriandre. Herbes de Provence. Plus d’herbes de Provence ? Cela arrivait toujours quand il y avait des invités. Pas de panique.
Après cinq minutes de combat acharné, tout était prêt. Je regardais avec fierté le magnifique poulet rôti, trônant au milieu des carottes, pommes de terres et autres haricots verts. Il était temps de l’apporter à nos invités.
Je zigzaguais entre les meubles pour ensuite passer la porte à battant qui séparait la cuisine du séjour. Malgré les gants de protection, le plat était brûlant. Assise à la table, attendant impatiemment la suite du repas, il y avait mon petit cœur en sucre, Maggie. En face d’elle, nos amis que nous n’avions pas vu depuis presque un an.
“Chaud devant !”
Je les voyais se lécher les babines. Rien n’est plus agréable lorsque l’on a préparé un bon petit plat. Je déposai le plat comme je pus sur la table.
“Je sers qui en premier ? Sonia ? Cyril ?”
Chacun me tendit son assiette. Je servis vite tout le monde, et le repas reprit normalement.
“Toujours aussi cordon bleu à ce que je vois. Chérie, je t’avais dit qu’à la fac c’est lui qui préparait tous nos repas ?”
“Oui. Tu me le dis à chaque fois qu’on vient ici.”
Ils ne purent s’empêcher d’éclater de rire. Maggie et moi les suivirent. Cyril s’adressa alors à moi.
“Et la petite Julie, comment elle va ? On l’a pratiquement pas vue de la soirée.”
“Oh ! Tu sais, elle joue dans sa chambre. Sa grand-mère a eu la bonne idée de lui acheter un de ces jeux électroniques. Depuis, elle est tout le temps fourrée avec. Impossible de la décoller de là.”
“Ma mère a été bien généreuse, je trouve.”
“Mais oui, chérie. Je plaisantais.”
“Je préfère le préciser parce que c’est pas souvent.”
Je ne pus m’empêcher de pouffer. Ce n’était pas non plus souvent qu’elle se moquait de sa mère. Je n’en revenais pas.
“Et sinon, vous deux, c’était comment l’Espagne ? Vous êtes partis combien de temps déjà ? Six mois ? Sept mois ?”
“Huit. Et c’était extra. On rêvait de faire ça depuis un moment. Et on en a profité avant que la famille ne soit fondée.”
“C’est sûr, c’était le moment.”
“Dans le coup, on est complètement déconnecté de ce qui s’est passé depuis presque un an.”
“Vous avez rien loupé.”
La soirée battait son plein. Les fous rires fusaient. Les sujets de discussion s’enchaînaient. Si bien que je ne remarquai pas immédiatement l’absence de Cyril, à un moment de la soirée.
Je me levai pour aller le rejoindre. Je le trouvai, assis, sur le canapé, en train de lire. Je compris immédiatement ce qu’il lisait. Je sentis l’angoisse monter et ma gorge s’assécher.
“Cyril… tu… tu as trouvé ça où ?”
“Patrick, c’est quoi ça ?”
“Tu veux bien reposer ça ?”
“C’est du génie.”
“Pardon ?”
J’étais resté bouche bée. Je ne croyais pas à ce qu’il venait de dire. Il ne pouvait pas parler de la même chose que moi.
“Tu sais que je suis amateur de littérature. Et là, je n’ai lu que quelques pages et je suis déjà conquis. C’est bien écrit, c’est malin, c’est même un peu subversif.”
“Que… quoi ?”
“C’est toi qui l’a écrit ? Faut tout de suite le faire éditer.”
“T’es pas sérieux là.”
“J’ai jamais été aussi sérieux. Ce roman, c’est un best-seller en puissance.”
Sur ces mots, je réunis tout le monde pour expliquer la situation. Et j’étais certain de leur réaction.
“Alors voilà, un peu avant votre départ, nous avons eu un problème avec Julie. Elle ne sortait plus. Elle passait son temps dans sa chambre. Mais elle ne le passait pas à jouer. Elle écrivait. Encore et encore. Tous les jours. Et avec Maggie on ne comprenait pas. Ce qu’elle écrivait n’avait aucun sens. Mais elle continuait d’écrire. On a même fait appel à un spécialiste. Mais même lui s’est révélé incapable de comprendre ce qui se passait. Et puis un jour elle s’est arrêtée. Comme elle avait commencé. Elle avait fini. ”
Cyril et Sonia nous regardaient avec des grands yeux. Il leur fallut un peu de temps pour assimiler cette information.
“Tu veux dire… que c’est Julie qui a écrit ça ?”
“C’est ça.”
“Je te crois pas, tout ce qu’il y a là-dedans, une enfant de son âge ne peut même pas y songer. Elle ne devrait même pas savoir ce que ça veut dire. Je veux dire… y’a même une scène de cul, bordel.”
“Je le sais. Et personne ne comprend. Et je crois bien qu’elle non plus ne comprend pas. Mais elle l’a écrit.”
“C’est impensable. Ce truc, c’est une pure merveille, et c’est ta gamine qui l’a écrit ?”
J’acquiesçai. Ils n’en revenaient pas. Je pouvais les comprendre. Avec Maggie, nous avions déjà du mal à le réaliser nous même. Mais fort heureusement, tout ceci était terminé. C’était derrière nous.

“Je croyais que tu étais d’accord avec moi. Que tu voulais laisser cette histoire derrière nous.”
Maggie était contrariée. Je n’arrivais pas à lui faire entendre raison.
“C’est une opportunité. Pour nous. Pour Julie.”
“Je vois pas comment ça peut être une opportunité.”
“Imagine un peu, elle serait tranquille financièrement durant des années.”
“Tout de suite l’argent. Et tu penses à son bonheur ?”
“Regarde-la. Vraiment, regarde-la. Tout est redevenu comme avant. Comme si rien ne s’était passé. Elle va bien. Et ça se voit.”
“Rien n’est comme avant. Je ne veux pas la perdre.”
Maggie se mit à sangloter. Chaque fois que cela arrivait je ne pouvais m’empêcher de toute mettre en œuvre pour la consoler. La dispute cessa. Mais elle ajouta tout de même une dernière chose.
“Je ne veux pas que ce qu’elle a écrit soit publié.”

“Vite, on va être en retard.”
La voiture était prête depuis une douzaine de minutes. Julie venait tout juste de finir de s’habiller. Maggie la tira par le bras. Elles montèrent toutes les deux dans la voiture. Julie boudait.
“J’ai pas envie d’y aller.”
“Je sais ma puce. Mais il le faut.”
“J’ai pas voulu ça. C’est de votre faute. Pourquoi c’est pas vous qui le faites ?”
“Parce que ce n’est pas nous que les gens veulent voir.”
Julie croisa les bras en fronçant les sourcils. Elle ne prononça plus un mot du trajet. Elle nous en voulait et elle ne se privait pas de nous le faire savoir.
Dix minutes plus tard, nous étions arrivés. On pouvait déjà voir les posters montrant Julie. Elle était resplendissante sur ces photos. Ils avaient parfaitement réussi à capter son essence. Maggie était émerveillé par ce qu’elle voyait. Elle se pencha doucement vers moi et me glissa à l’oreille :
“Tu as eu raison de faire ça.”
Je ne pus m’empêcher de sourire. Une fois la voiture garée, nous pouvions pénétrer dans le hall des expositions qui accueillait la sortie de ce roman plébiscité par la critique, L’ombre du chagrin, écrit par notre petite Julie.
Un buzz phénoménal avait été créé par la maison d’édition autour du fait qu’une petite fille de sept ans en était l’auteur. Les prévisions de vente explosaient.
J’étais persuadé que notre fille accomplirait de grandes choses. Mais je ne pensais certainement pas que tout ceci serait possible.
J’étais fier de ma Julie. Nous étions fiers de notre princesse.

****

J’adorais voir ce paysage défiler à toute vitesse derrière la vitre. Les arbres, les maisons, les voitures, les routes devenaient un ensemble flou informe. Il y avait de la beauté dans cette vision.
Tout cela me transportait. Je pouvais laisser libre court à mon imagination. Je pouvais rêver Ce que je n’avais pas souvent l’occasion de faire, avec ma vie de lycéenne. J’appréciais d’autant plus ces moments de calme, de repos. Rien ne pouvait m’extirper de là.
“Bonjour ! Contrôle des titres de transport.”
Presque rien. Je lui tendis mon billet avec un sourire. Cependant le contrôleur avait une tête d’enterrement, littéralement. Il me rendit mon billet.
“Tout est en ordre. Bon voyage madame !”
Madame ? Je détestais ce mot. Il me faisait me sentir vieille. Le contrôleur partit, le visage toujours figé sur cette expression de désespoir qui ne semblait pouvoir le quitter.
Je retournai enfin à mon paysage. Je reconnus alors la ville que nous venions de traverser. Nous étions presque arrivés. J’étais un peu inquiète. Je ne savais pas vraiment ce qui allait se passer. Je ne savais pas quoi dire. J’étais un peu perdue.
Le train arriva en gare. Je n’étais jamais rentré dans cette gare. Même si j’étais passé devant un nombre incalculable de fois. Elle était pourtant très belle.
Je devais maintenant me rendre jusqu’à ma destination. Et pour ça, j’allais marcher. J’avais besoin de marcher. J’en avais besoin pour penser, pour réfléchir, pour me calmer, pour me rassurer, pour ne pas paniquer. J’étais tellement inquiète.

La maison de mon enfance. Elle était devant moi. Cela faisait presque huit ans que je n’étais pas revenue ici. Depuis que nous avions déménagé. Depuis que mes parents avaient divorcé. Pourtant, j’avais l’impression que c’était hier que le bus me déposait à quelques mètres et que je courais jusqu’à avoir l’impression que mes jambes allaient se détacher pour pouvoir rentrer. Tant de souvenirs.
Je m’approchai du portail. Je pouvais voir le chêne qui me faisait de l’ombre dans ma chambre. Il me paraissait bien plus grand, avant. Il y avait également ce coin de pelouse vierge. L’herbe n’arrivait pas à pousser. J’y avais accidentellement renversé le récipient contenant le désherbant que mon père utilisait.
Tous les souvenirs resurgissaient. Les bons comme les moins bons. Je me sentais nostalgique. Je n’avais jamais réalisé que cette maison me manquait. Peut-être était-ce dû au fait que c’était l’endroit où mes parents étaient encore ensemble dans mes souvenirs. Où ils étaient encore heureux.
“Mais c’est la petite Julie Molaix ? Tu as bien grandi. J’ai failli ne pas te reconnaître.”
Notre voisine de l’époque, Madame Vurgie, venait de sortir de chez elle. Je me souvenais que je l’appréciais. Mais elle sentait très fort le fromage.
“Bonjour Madame Vurgie !”
“Comment vas-tu, ma petite ?”
Elle était arrivé à mon niveau. Apparemment, elle sentait toujours autant le fromage.
“Très bien, merci.”
“Rentre donc, je dois avoir des petits gâteaux pour toi.”
Je me souvenais de ses gâteaux, ils étaient vieux de deux ans. Infects. Je me demandais si c’était toujours les mêmes.
“C’est très gentil, mais je suis venue pour régler une affaire importante. D’ailleurs je dois y aller. Je suis très contente de vous avoir croisé.”
“Moi aussi. Passe une bonne journée. Et prends bien soin de toi.”
Je filais en vitesse. Un peu plus et je restais coincée avec elle tout l’après-midi. Je l’aimais bien mais je n’avais pas que ça à faire. J’étais venue pour une raison.
Je venais voir le véritable auteur de mon livre.

J’étais arrivée à destination. Je sentis mon cœur s’emballer à tel point que j’en avais la nausée. Je n’avais jamais ressenti ça. C’était extrêmement désagréable. Je réussis finalement à me calmer. Je pris une profonde inspiration et appuyai sur la sonnette.
La sonnerie retentit. J’attendis ce qui me sembla durer une heure. Une très jeune dame m’ouvrit. Elle me sourit chaleureusement. J’étais confuse.
“Excusez-moi, j’ai dû me tromper de maison.”
“Oh ! Non, pas nécessairement. Je suis infirmière à domicile. Qui cherchez-vous ?”
“Mon… Monsieur Tabbot…”
Ma voix tremblait. Je me sentais fébrile.
“C’est bien ici, je vous en prie, entrez.”
Le salon avait l’air immense. C’était une de ces maisons qui ont l’air bien plus grande à l’intérieur, qu’à l’extérieur. J’étais subjugué par le décor, à la fois rétro, ancien, mais sans être kitsch.
“Veuillez me suivre.”
Elle me conduisit jusqu’à la chambre. Il y avait des appareils médicaux dans tous les coins. J’étais légèrement mal à l’aise. Allongé sur le lit, il y avait Monsieur Tabbot. Il avait le sourire jusqu’aux oreilles. L’infirmière sortit. Il me désigna une chaise.
“Assieds-toi Julie.”
“Vous m’avez reconnue ?”
“Immédiatement ! Tu étais ma petite génie, en avance sur tous les enfants. J’ai été ravi d’être ton enseignant.”
“Je suis ravie que vous l’ayez été.”
“Qu’est-ce qui t’amènes jusqu’ici ? Tes parents ont déménagé, il me semble.”
“Vous savez pourquoi je suis là.”
S’ensuivit un long silence. Personne n’osait parler. Je finis par briser la gêne.
“Mon livre… votre livre…”
Il me regardait avec insistance. Il attendait la question qui allait suivre.
“… Pourquoi ?”
“Il va falloir être plus précise.”
“Pourquoi vous m’avez laissé en prendre le crédit ? Pourquoi vous avez laissé tout le monde croire que je l’avais écris ?”
Il baissa les yeux, silencieux. Je continuais.
“Je ne comprenais pas. J’étais trop petite. J’avais juste peur que mes parents me grondent parce que ça ne venait pas de moi.”
Il soupira et me fixa droit dans les yeux.
“Raconte moi, comment as-tu écrit ce livre ?”
“Vous laissiez traîner toutes ces feuilles sur votre bureau. Je les voyais, et comme j’étais curieuse, j’allais voir ce que c’était.”
“Maintenant, laisse-moi te poser une question. Comment se fait-il que j’ai laissé traîner, sur toute ton année scolaire, à chaque fois des pages différentes ?”
J’étais sidérée. Je n’arrivais pas à accepter ce qu’il sous-entendait. Ce n’était pas possible. Toute mon enfance je n’avais jamais considéré cette éventualité.
“Vous… vous… vous les avez laissé à ma portée volontairement ?”
Il acquiesça. Je n’en revenais pas. Je restais bouche bée. J’avais toujours pensé avoir volé cette œuvre, mais il n’en était rien.
“Comment vous…?”
Je n’arrivais même plus à m’exprimer correctement. Tout se mélangeait, tout était confus.
“Je savais que j’avais juste à te les montrer et que ta mémoire photographique ferait le reste.”
“Ma… ma mémoire photographique ? Comment étiez-vous au courant ?”
“Qui l’a signalé à tes parents à ton avis ? Je l’ai remarqué tout de suite. C’était évident au vu de ta façon de travailler, je fonctionne de la même façon.”
“Je voudrais savoir pourquoi vous avez fait ça ? Pourquoi m’avoir laissé prendre votre roman ? Pourquoi moi ?”
Il baissa les yeux à nouveau. J’avais l’impression qu’il redoutait cette question. Il prit une profonde inspiration.
“Julie, tu es pour moi ce qui se rapproche le plus d’un enfant. Je te considère comme la fille que je n’ai jamais eu. Il me paraissait évident que je n’aurai jamais personne à qui léguer ce que j’ai. A part toi. J’ai voulu te confier l’œuvre de ma vie.”
Je ne savais pas quoi dire. C’était touchant et également un peu effrayant. J’en avais presque les larmes aux yeux. J’étais contente. J’étais heureuse. Je ne savais pas pourquoi.
J’étais restée presque une heure chez Monsieur Tabbot. Nous avions discuté sans cesse, de mon parcours, de ses anecdotes d’enfants terribles. Mais avant de partir, il restait une chose.
“Monsieur Tabbot…”
“Oui, Julie ?”
“Je me demandais…”
Je sortis alors de mon sac le manuscrit original, celui que j’avais écris. Le papier avait même commencé à jaunir. Je l’avais retrouvé dans un carton quelques semaines plus tôt. j’étais persuadée que mes parents l’avaient jeté.
“Pouvez-vous me le dédicacer ?”
“Bien sûr, avec plaisir.”
Il éclata de rire. Je ne pus m’empêcher de l’accompagner.

Le train était parti. Je regardais le paysage. Ma visite dans ma ville natale était terminée. Elle avait été particulièrement instructive. Je tenais toujours le manuscrit dans mes mains. Je lus la dédicace en souriant  :
« Pour Julie Molaix,
la plus fantastique des petites génies
que j’ai eu l’occasion de voir.
Mes pensées t’accompagneront partout.
T. Tabbot
 »

*****

Julie venait de quitter la pièce. Je ne pus m’empêcher de sangloter. Annie s’était précipitée pour prendre soin de moi. Les souvenirs continuaient à fuser dans mon esprit affaibli.

Je me souvenais de l’hôpital. Carole me serrait la main, aussi fort qu’elle pouvait. Elle souffrait. Terriblement. Je la rassurais, je lui répétais que tout irait bien. Que nous rentrerions bientôt à la maison. Mais elle n’entendait rien. Elle était trop concentrée.
Je me mis à paniquer. Voir tous ces médecins me faisait déjà stresser, mais les voir s’agiter autant me donnait des palpitations. Je frôlais la crise de panique. Mais je tenais bon. Pour Carole. Elle avait besoin de moi.
“Poussez mademoiselle.”
Elle ne faisait que ça. Elle donnait tout ce qu’elle avait. Elle était épuisée. Au bout d’un moment, même mes motivations ne lui suffirent plus.
C’est alors que j’entendis quelque chose. De presque inaudible.
“Oh ! Oh !”
Je croisai le regard du médecin. Il avait l’air paniqué. Il chuchota quelque chose à l’un des infirmiers. Je sus immédiatement ce qui allait se passer. L’infirmier s’approcha.
“Monsieur, je vais vous demander de sortir.”
“Non, j’ai besoin de lui”
Carole était paniquée. Je posai ma main sur son cœur, comme j’avais l’habitude de le faire pour la rassurer. Je tapotai trois fois.
“Tout ira bien.”
Je lui fis le plus grand sourire dont j’étais capable. L’infirmier m’accompagna alors vers la sortie.
Je ne pouvais pas rester assis. Je faisais les cent pas. Chaque minute, je regardais ma montre. L’attente était insoutenable. Après une heure, je décidai finalement de m’asseoir.
C’est à cet instant que le médecin sortit. Il se dirigea immédiatement vers moi.
“Monsieur, je suis désolé, j’ai une mauvaise nouvelle.”

Je pouvais toujours entendre ces quelques mots résonner dans ma tête. Je n’avais jamais pu les effacer.

Je me souvenais de cette rentrée scolaire. Et surtout de cette petite fille. Elle arrivait en Cours Préparatoire. Elle était perdue. Je pouvais le lire sur son visage. Son expression ressemblait tellement à celle de Carole quand elle était effrayée. Ses traits également. Ses cheveux.
J’étais tellement perturbé que le premier cours fut une catastrophe. Ce qui fit rire tous les enfants. Sauf elle. Julie Molaix.
J’avais très vite remarqué ses facilités. Il était facile pour moi de le voir. Et plus l’année avançait, plus ces petits détails devenaient troublants.
Si j’avais dû visualiser mon enfant, elle aurait eu les traits de Julie. C’est ainsi que je commençais à éprouver une grande affection pour la petite fille.
Je ne pensais plus qu’à une chose, lui léguer ce qu’il me restait. Mon roman. Celui que j’avais mis presque dix ans à écrire. Carole m’avait toujours dit de le publier une fois terminé. Mais je lui avais trouvé un but encore plus grand et plus noble.
Julie écrivit mon roman. Il fut publié. Il eut le succès que j’attendais. J’étais comblé. Je n’avais pas besoin de plus dans ma vie.
Je n’avais qu’un seul regret.
De ne jamais avoir su, après le décès de Carole, quelle famille avait adopté la petite fille qu’elle avait mis au monde.