Site icon La plume d'un esprit farouche

La lumière de la bougie

Ma tête. Elle me fait souffrir. Même penser devient une épreuve. J’ai l’impression qu’une dizaine d’aiguilles me transparent la boîte crânienne de part en part. Bouger les yeux est un calvaire.
Heureusement, la pièce où je me trouve est relativement sombre. Mes pupilles n’auront pas à subir l’intensité lumineuse des rayons du soleil au réveil.
Où suis-je d’ailleurs ?
La seule source de lumière est une bougie posée au centre de la table me faisant face. Je ne discerne rien d’autre, mes yeux n’étant pas tout à fait accoutumés à l’obscurité.
L’ambiance est pesante. Je me penche vers la faible lueur de la bougie quand je commence à entrevoir quelque chose.
Est-ce une silhouette ?
“Bonjour ! Enfin réveillée ?”
Mon coeur fait un bond. J’ai le souffle court, la respiration haletante.
“Excuse moi. Je ne voulais pas te faire peur.”
Qui est-il ? J’aimerais le lui demander mais je ne parviens même pas à aligner deux mots.
“Nous allons pouvoir y aller. Nous n’avons pas beaucoup de temps.”
Que se passe-t-il ? Aller où ? Qu’est-ce que c’est que ce…
“… bordel ?”
J’arrive au moins à prononcer quelque chose.
Je sens que je devrais être en colère, que je devrais fuir. Mais je n’y parviens pas. J’ai même l’impression que je ne devrais pas. Je suis comme déconnectée de tout instinct de survie.
Je me lève et prends la bougie. J’arrive enfin à percevoir mon interlocuteur. Un homme, probablement de la même tranche d’âge que moi, mais avec le visage fatigué. Il n’a même pas pris la peine de se lever.
“J’ai été désigné pour être ton guide.”
“Désigné ? Par qui ? Pourquoi ?”
“Suis-moi.”
Il m’énerve à ne pas répondre à mes questions et… Oh ! Il est en fauteuil roulant. Je me calme.
Il se déplace jusqu’à une porte que je n’avais pas vue. Je le suis.
“Après toi. Je te laisse ouvrir la porte.”
Je m’exécute. Un flot de lumière blanche, tellement éblouissante qu’elle réveille ma migraine envahit la pièce. Je ne vois pas ce qu’il y a de l’autre côté.

“Entre.”
Je n’aime pas me plonger dans l’inconnu. Je suis réticente à l’idée d’avancer.
“Allez, entre. N’aie pas peur.”
Je fais un pas dans la lumière.
Elodie, tu m’entends ?
Je connais cette voix.
Elodie, je suis là.
Je n’arrive pas à savoir d’où elle vient.
Parle. Parle encore. Que je puisse te retrouver.
Plus rien.

Mes yeux s’habituent à la lumière. Nous sommes à l’extérieur. Dans un parc. Je reconnais ce parc. J’y allais souvent quand j’étais jeune.
“Tu te souviens de cet endroit ?”
L’homme en fauteuil se trouve juste à côté de moi. J’acquiesce. Mais j’ai l’impression qu’il connaissait déjà ma réponse.
Tout est exactement comme dans mes souvenirs. Même le stand de glace situé à proximité du terrain de jeu.
Un instant, le stand de glace ? Il a été fermé et démoli quand j’avais dix-sept ans. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? C’est impossible qu’il soit encore là !
Je regarde autour de moi, pour tenter de repérer d’autres anomalies et…
La porte a disparu. Celle par laquelle nous sommes arrivés.
Quel est cet endroit au juste ?
Je m’avance vers le sentier. L’homme me suit.
“Tu as raison, promenons-nous.”
Je l’ignore. Je suis plus occupée à tenter de comprendre la situation.
“Tu as remarqué, n’est-ce pas ?”
“Que nous sommes dans le passé ?”
“Il s’agit plus d’un souvenir.”
Un souvenir ? Cela expliquerait ces différences. Mais cela reste totalement insensé et illogique. Je veux en savoir plus.
“Pourquoi vous êtes là ?”
“Je te l’ai dit, pour te guider.”
“Je voulais dire, pourquoi vous, spécifiquement ?”
“Je ne sais pas. J’ai été choisi… au hasard.”
Il ment. Je le vois clairement. Il sait. Il y a une raison pour laquelle lui me suit et pas un autre.
“Nous sommes arrivés.”
Il s’arrête. Arrivés où ? Il n’y a rien à part un grand pommier. Avec quelqu’un à son pied. Une jeune fille. Est-ce qu’il s’agit de moi ?
Je m’approche de l’arbre d’un pas décidé.
Ce n’est pas moi, mais je la reconnais. C’est une de mes meilleures amies de jeunesse…
J’arrive à sa hauteur et me mets à genou.
Elle me sourit. Elle soulève l’appareil photo qu’elle a autour du cou. Elle me vise.
Le flash se déclenche. Je ne vois plus rien.
C’est mon amie…

Elodie ? C’est moi. C’est Cathy.
Oui. Cathy. C’est elle. Avec son appareil photo. Elle l’avait eu pour son quinzième anniversaire. Elle l’utilise encore. Elle a toujours aimé la photographie.
Accroche-toi.
Je ne comprends pas d’où viennent ces voix. Que se passe-t-il ?
Plus rien.

L’effet du flash se dissipe peu à peu. Mais nous avons changé d’endroit. Comment est-ce possible ? Je me tourne vers l’homme en fauteuil.
“C’est un nouveau souvenir ?”
Il acquiesce en hochant la tête.
Où sommes-nous cette fois ? Je reconnais ce lieu…
Mon collège. Bien sûr. Nous sommes dans la cour du collège. En face de moi, se tenant toute seule au beau milieu des autres enfants, c’est…
“Cathy.”
Il vient de prononcer son nom. Il la connaît ? Ça veut dire qu’il me connaît également ?
En le scrutant j’ai l’étrange impression de le connaître également.
Je porte à nouveau mon attention sur Cathy. Elle n’a toujours pas bougé. Cependant, elle n’est pas la seule. Personne ne bouge. Comme si le temps est figé, suspendu.
Je m’approche doucement. Au bout de quelques pas, il y a comme un soubresaut du temps. Nous sommes passés à un autre moment.
Cette fois, Cathy n’est pas seule. Toute la clique est présente. Même la jeune moi. C’est particulièrement perturbant de voir ma version adolescente. Je reconnais d’ailleurs l’éclat de malice dans mon regard. Nous complotons. Une bêtise se prépare.
Un autre soubresaut.
Tous les regards du groupe de chipies sont braqués dans la même direction. Elles fixent un petit garçon, assis dans un coin. Un garçon de ma classe, je m’en souviens. Je me rappelle surtout de ses yeux verts striés de jaune et… un instant !
Je me retourne vers l’homme en fauteuil. Ses yeux. Les même yeux !
“Oui. Ce petit garçon, c’est moi.”
Je me rappelle, maintenant. Il était solitaire, réservé et ne s’intégrait pas bien. Mais comment s’appelle-t-il ? Son nom m‘échappe.
Une question me brûle les lèvres : pourquoi lui ?
J’ai l’impression que la réponse est proche.
Je m’approche du petit garçon et le regarde droit dans les yeux.
Révèle moi ton secret. Réponds à mes interrogations. Lève le voile sur ce mystère de plus en plus oppressant.
Je me sens happé par son regard. Jusqu’à ce que je ne vois plus que le blanc de ses yeux.

Elodie, ma chérie. C’est maman.
Maman ? Où es-tu ? Sors-moi de là.
Ne pouvez-vous donc rien faire ?
Rien faire pour quoi ? Que se passe-t-il exactement ?
Il ne tient désormais plus qu’à elle…
Quoi ? Qu’est-ce que je dois faire ?
Plus rien.
 
Le parc. Nous sommes de retour devant le pommier. Un autre enfant se tient à son pied. Mon mystérieux compagnon.
Le temps semble toujours figé.
“Sais-tu quel jour sommes-nous ?”
Je le sais. Je m’en souviens. Ou plutôt, je le ressens.
“C’est le début du mois de Juillet. Quelques jours après le brevet. J’avais passé toute l’après-midi mes copines. On voulait en profiter, avant de se retrouver dans des lycées différents.”
Un soubresaut.
Je me retourne. Nous étions là. Mes copines et moi. Toujours avec cet air espiègle.
L’homme en fauteuil se poste à ma hauteur et regarde l’enfant qu’il a été.
“Te souviens-tu de ce qu’il s’est passé, ensuite ?”
Sa voix est tremblotante. J’acquiesce.
“On t’a vu. On a voulu t’embêter un peu.”
Il pivote brusquement dans ma direction.
“Embêter ? C’est le terme que tu emploierais ?”
Un soubresaut.
Le temps n’est plus figé. Il s’écoule normalement.
Nous sommes autour de notre tête de turc. Il est encerclé. C’est Cathy qui lance l’assaut en attrapant le sac de sa victime.
Un jeu de passe s’engage avec la pauvre victime qui essaie désespérément de récupérer ses affaires, en vain.
Un lancer mal calibré coince l’objet dans les branches du pommier.
Je regarde le groupe de filles repartir, dépitée par mes erreurs de jeunesse.
“Je suis vraiment désolée. C’est inadmissible ce qu’on a pu te faire.”
Des larmes coulent sur ses joues.
“Non.”
Non ? Pourquoi, non ?
“Crois-moi, tu n’es pas encore désolée.”
Que veut-il dire ? Je me rends alors compte que la scène n’est pas terminée et que le jeune garçon est toujours en train de pleurer.
Un soubresaut.
Il grimpe à l’arbre. Il monte petit à petit jusqu’à atteindre la hauteur de la branche sur laquelle se trouve son sac. Il rampe le long de la branche. Je peux voir ses mains trembler. Il a peur. Il a le vertige.
Je me crispe. Je sens les battements de mon coeur s’accélérer. J’ai envie de lui crier de faire demi-tour.
La branche est de plus en plus étroite.
NON. ATTENTION !
Il glisse et tombe.
Je ferme les yeux.
Un bruit sourd retentit. Suivi d’un craquement.

Elodie, ma fille. Tu es forte. Je sais que tu en es capable.
Maman ? Explique moi.
Docteur, il n’y a vraiment rien que vous ne puissiez faire ?
« Docteur »… Oh, je comprends maintenant.
La meilleure chose à faire c’est de continuer à lui parler.
Je… je suis…
Ma chérie, je le sais. Je suis persuadée que tu vas sortir de ce…
…coma. Je suis dans… Vraiment ? Non. Comment ? Je ne me souviens de rien.
Plus rien.

C’est de ma faute ? Si je n’avais pas été là… si on n’était pas venu l’embêter… il n’aurait…
Non, il n’aurait jamais dû monter tout seul. C’était dangereux ! Et stupide.
Mais je me sens coupable.
Tout cela, c’est donc une forme de jugement pour mes mauvaises actions ? Mon purgatoire ?

“Tout reste à décider.”
Nous sommes de retour dans la pièce sombre. Il est en face de moi, me fixant intensément. Il a vraisemblablement séché ses larmes. Ce souvenir a dû être douloureux à revivre. J’ai pitié de lui.
Je me sens fébrile.
“Qui doit décider ?”
“Moi.”
“C’est pour ça que tu m’as montré tout ça.”
“Oui, tu devais voir ce que tu avais commis de tes propres yeux.”
“Je suis… tellement désolée.”
Je le suis vraiment. Mais je ne peux rien faire pour changer ce qui s’est passé. Désormais ça me ronge.
“Que dois-tu décider ?”
Son regard se pose sur la bougie toujours entre mes mains. Je n’avais même pas remarqué que je la tenais encore. Surprise, je la jette sur la table.
“Tu devrais y faire plus attention. Après tout, c’est littéralement ta vie que tu tiens là.”
Ma vie ? Il parle de cette bougie ? C’est donc bien mon purgatoire ? Et lui, le juge de mes actes.
“Donc, si la bougie s’éteint…”
Il acquiesce.
“Et il ne tient qu’à toi de souffler la flamme ?”
Il acquiesce à nouveau. Il s’approche de la bougie.
“Une fois que ce sera fait, je serai morte ?”
Il acquiesce encore. Je le vois trembler. Je tremble également. J’entends sa respiration. Je me concentre sur chacun de ses souffles. L’un d’entre eux signera mon arrêt de mort.
Je me résigne. Je le mérite. Je pose ma main sur la sienne et le regarde droit dans les yeux.
“Fais-le.”
Il m’observe en retour d’un air étonné. Il ne s’attendait probablement pas à une telle réponse de ma part. Il fixe ensuite la flamme de la bougie. Il n’y arrive pas.
“Je… je vais t’aider.”
Je regarde la flamme. Je la laisse m’hypnotiser. Je repense à tous ces moments. Les bons, les mauvais. Je repense à Cathy. Je repense à ma maman. Je repense à mon papa. Je prends une profonde inspiration.
Au revoir, tout le monde.
Je souffle la bougie.

J’ouvre les yeux. Je me sens faible. Je vois ma mère, au dessus de moi. Elle scrute chacun de mes traits. Au moment où elle comprend que je suis bien éveillée, elle se jette dans mes bras. Mon père fait de même. Je les serre contre moi.
Je me souviens vaguement ce qui m’est arrivé. La voiture qui me refuse la priorité. Mon vélo volant au dessus de moi, soudainement. Rien d’autre.
J’ai été très chanceuse apparemment. Le chauffeur était tellement meurtri qu’il venait pratiquement tous les jours pour prendre de mes nouvelles. Il n’est pas plus âgé que moi.
Après plusieurs jours clouée à l’hôpital, je peux enfin sortir. Je reprends tranquillement ma vie. J’ai laissé tombé le vélo pour préférer le bus. J’essaie de profiter plus de mes amis et de mes parents. Je n’ai parlé à personne des rêves que j’ai pu faire dans le coma. Ni du fait que d’ailleurs, qu’il semblait à peine s’agir d’un rêve. Je sais que je garderai toujours ce doute au fond de mon esprit, sans jamais avoir de réponse.
Si je suis en vie aujourd’hui, est-ce parce que j’ai eu le courage de souffler la bougie ?

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