Erreur de jeunesse

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Je peux sentir le vent s’engouffrer dans mes cheveux. J’adore cette sensation. Elle est si douce, reposante, apaisante. Un extrait de paradis.
Mais cela n’est en fin de compte rien en comparaison de la douce fraîcheur de la nuit. Cette fraîcheur qui vous parcourt tout le corps jusqu’à en mordre la chair. Un moment si commun mais permettant de ressentir quelque chose d’inégalé. L’association des deux est tout simplement magique.
Il y a cependant la petite odeur de la ville. Une odeur particulière mélangeant l’essence, les différentes odeurs des restaurants, l’odeur des gens déstressant de leur journée de travail. Mais elle reste au final assez peu perceptible. Au final, je suis bien où je suis, à penser…
Seul.
Je peux voir le monde en bas, assis sur le rebord du toit de cet immeuble. Les gens vont et viennent constamment bien que réduits à la taille de petites fourmis. J’en éprouve presque un plaisir malsain à les regarder d’aussi haut, comme si je les dominais. Chacun vit sa vie. Je me demande où les mènera leur route, si ce chemin qu’ils arpentent les conduira au même toit que moi.
Le calme est le paramètre que j’apprécie le plus de ce toit. À une telle hauteur on n’entend pas les bruits de circulation, les gens qui marchent, parlent, s’agitent. Le silence règne. Seul le vent vient contester cette toute puissance, mais il a une consonance agréable. Rien de tel pour penser. Pour faire le point plutôt. Je n’ai pas besoin de faire le point, je sais exactement pourquoi je suis sur ce toit. Mais il est toujours bon de ressasser des éléments qui peuvent paraître confus.
Le premier pas vers ce toit, je l’ai fait au moment de la mort de Timothée.
À cet instant j’ai compris que quelque chose clochait, que ce n’était pas fini. Au contraire, il s’agissait du commencement. Lorsque j’ai regardé les autres lors de l’enterrement, j’ai vu qu’ils avaient le même regard, mais beaucoup ont choisi d’ignorer leurs pensées, j’en faisais partie. Mais la finalité restait la même. Le décès de Timothée était un accident, ce n’était la faute de personne, excepté de Timothée lui même qui n’avait pas fait attention. Cela ressemblait cependant à un trait d’humour de la Mort à notre intention. Il est mort noyé. Il faisait de la plongée. Il était toujours très méticuleux mais ce jour là il avait oublié de remplir sa bouteille d’oxygène. Quand il se rendit compte qu’il commençait à manquer d’air, une fois avoir fini le fond de la bouteille, il tenta de remonter à la surface. Il n’y parvint pas. Cette mort nous marqua tous, en particulier Mélissa. C’était la première pierre.
Une larme perle sur le coin de ma joue. Ce souvenir m’émeut à chaque fois. Je mets ma main à la poche de mon manteau pour y trouver un bout de papier. Je sais très bien ce qu’il y a écrit dessus, je n’ai pas besoin de le sortir. Cela ne me donne que davantage de conviction. C’est pourquoi, avant l’aube, je sauterai du haut de ce toit.

Je fais les cent pas pour me dégourdir les jambes. Je n’aime pas rester assis, et je sens que ce n’est pas encore le moment de sauter. Le parterre de ce toit est lisse. Je décide donc d’enlever mes chaussures et mes chaussettes et laisser mes pieds respirer. Je ressens le contact froid me remonter dans tout le corps. Ce sentiment est assez agréable. Je ferme les yeux et me sens partir ailleurs, dans un lieu vide de pensées et d’intentions.
La porte accédant au toit s’ouvre à la volée. Je tourne immédiatement la tête pour voir de quoi il s’agit. Je vois alors un couple s’embrassant, les vêtements à moitié enlevés, arriver. Ils s’arrêtent dans leur action dès qu’ils me voient. La femme se rhabille aussitôt. Ils s’excusent et repartent en fermant la porte. Cela ne m’a pas dérangé, un peu de compagnie aurait pu être amusante, au contraire, je me sens légèrement mal de les avoir empêcher d’exprimer leur passion.
Je retourne m’installer sur le bord du toit. Ce couple me fait penser à Mélissa. Elle avait très mal géré la mort de Timothée. Mais cela pouvait se comprendre, après tout, ils avaient été amants. Je pense qu’elle n’avait jamais cessé de l’aimer. C’est pourquoi, avec une grande tristesse j’ai dû me résoudre à admettre ce qui s’est passé. Je n’ai pas été surpris par son geste.
Je me remémore ce moment. Je venais de renverser mon café quand Pierrot m’appela. Mélissa déprimait et ne sortait plus depuis l’enterrement. Il essayait tant bien que mal de la faire sortir, voir du monde, il lui proposait de venir à chaque fois qu’il faisait quelque chose, mais elle refusait constamment, prétextant qu’elle n’était pas d’humeur. Nous pouvions tous comprendre, nous étions nous-même assez choqués par les récents événements. Depuis quelques temps elle ne répondait plus aux appels, vivait complètement recluse. Pierrot avait alors décidé de passer chez elle pour voir comment elle allait.
Il ne fut pas étonné qu’elle ne réponde pas lorsqu’il frappa à la porte et sonna. Il avait une clef de chez elle qu’il utilisa. Il n’y avait pas le moindre bruit, il prit son temps pour regarder chaque pièce, criant son nom. Il remarqua le tas de courrier non ouvert sur la table basse. Il commençait à penser qu’elle était enfin sortie de chez elle. Mais lorsqu’il entra dans la chambre il fut paralysé face à l’horreur devant lui. Mélissa était étendue sur le lit, baignant dans son sang. Il courut vers elle, sachant que c’était inutile. Il observa son bras. Il était charcuté, tailladé, presque aucune veine n’avait été épargnée. Pierrot s’effondra en sanglot par terre. Il vomit de dégoût. Ces images le traumatisèrent littéralement. Il ne fut plus le même après cela et nous pouvions le comprendre.
Mélissa ne laissa pas de note à propos de son suicide, pas de dernière volonté, pas de derniers mots. Cela nous soulageait. Cela nous aurait rendu encore plus mal à l’aise car nous ne savions pas ce qu’elle aurait pu dire. Déjà que quand on se retrouvait tous, nous étions tendus.
Ce fut la deuxième.

Plus le temps passe et plus l’air se rafraichit. Et plus le temps passe, plus mon estomac me signale qu’il est temps de manger. Comme si ça avait encore une importance. Mais mon estomac n’est pas au courant de ce que je m’apprête à faire, je l’en excuse. J’ai prévu ce qu’il faut. Un sandwich. Un immense sandwich. Je n’ai jamais préparé un sandwich aussi consciencieusement. C’est un peu comme le dernier repas d’un condamné à mort. Le pain pour faire le sandwich est frais de l’après midi. Le pain est tartiné de beurre doux, où sont posées deux tranches de jambon de campagne. Ensuite un peu de salade, de tomates, de thon, et de l’emmenthal. Indispensable l’emmenthal. Et pour finir quelques tranches de rosette. Et, bien évidemment, de la mayonnaise. J’ai choisi la meilleure. Tellement bonne qu’elle en ferait jurer un prêtre.
Ce n’est certes pas le festin que l’on imaginerait pour son dernier repas, mais je sais que je vais assurément m’en délecter.
Je m’installe donc sur le rebord du toit et prends le sandwich. À la première bouchée je me sens monter au septième ciel, j’ai presque eu un orgasme culinaire si une telle chose existe, c’était le meilleur sandwich que j’aie jamais mangé. Et il a fallu attendre la fin de ma vie pour cela.
En dégustant, je repense à la suite des événements. Je repense à Steph’. Stéphane était de loin celui que j’aimais le moins de notre groupe. Un peu prétentieux, toujours du succès, peu importe ce qu’il entreprenait. Il venait d’avoir une promotion dans sa boîte, il était quasiment le sous-chef. Et pour fêter ça, il s’était offert une nouvelle voiture, une Berline. Déjà, je pensais qu’il n’avait pas fait dans l’originalité. Ensuite, je ne trouvais pas la voiture si belle, si classe que ça. Elle était juste chère.
Il demanda qui voulait faire un tour avec lui. Sans grande surprise, Jean-René monta immédiatement et s’installa à la place du mort. Tout ce que Steph’ faisait, J-R le faisait aussi. Ce qui me surprit un peu plus, c’est Pierrot qui monta à l’arrière. Il avait peut-être besoin de se changer les idées.
Stéphane démarra en faisant le maximum de boucan qu’il pouvait et roula à fond sur la route en ligne droite. Cependant le vacarme interpela les voisins, dont certains sortirent. Le problème fut que l’un d’entre eux, en sortant, laissa également sortir son chien qui, en voyant la machine noire se déplacer aussi vite, lui courut après en jappant aussi fort qu’il pouvait. L’animal se retrouva vite au milieu de la route, sur la trajectoire de la voiture. Steph’ eut le temps de faire un écart au dernier moment. Mais il percuta le trottoir qui fit décoller ses roues. Elles ne retombèrent jamais par terre. La voiture se trouva sur le flanc, puis finit sur le toit. Tout le monde se précipita vers la voiture accidentée. Pierrot, secoué mais en vie, put s’en extraire. Cependant Stéphane et J-R étaient morts sur le coup, n’ayant pas mis leur ceinture. Quelle bande d’idiots. La fatalité frappa une nouvelle fois notre groupe.
J’ai sans doute préparé ce sandwich trop gros. Il est bon, mais je peine à le finir. Je me force mais c’est difficile. Je ne veux pas le gâcher.

Jamais deux sans trois. Il a fallu que ce dicton se vérifie. Dommage pour Pierrot. Après avoir côtoyé la Mort, s’être presque assis à côté d’elle, par deux fois, il a fallu que la Mort le rattrape. À force on songeait vraiment que nous étions maudits, punis. Que c’était notre récompense pour le crime que nous avions commis. Surtout que la mort de Pierrot était principalement dû au hasard. Enfin, devrais-je dire, son meurtre.
Les flics nous ont expliqué ce qu’il s’était passé. Apparemment, un cambrioleur a tenté de voler sa télé. Mais Pierrot a été réveillé. Il s’est confronté au voleur, qui a sortit une arme, et a tiré. Il n’y avait rien à dire de plus. Il n’avait rien eu le temps de faire. Pas même riposter, d’esquiver. Tout s’est fini en quelques secondes. Toute une vie, terminée en quelques secondes. Quelle tristesse.
C’est pourtant lui qui s’était le plus racheté parmi nous tous. Il faisait des actions humanitaires, il aidait beaucoup de monde. À croire que ce ne fut pas suffisant. La culpabilité l’avait rattrapé, comme les autres. Du moins, c’est ce que nous pensions.
Je sens une larme couler le long de ma joue. Une larme de tristesse, de désespoir. Je la fais disparaître du dos de ma main. J’avale la dernière bouchée de mon sandwich et regarde à l’horizon. On peut voir presque toute la ville. Je n’aime pas trop la ville, mais toutes ces lumières donnent une spectacle magnifique. D’ailleurs, l’immeuble en face le mien montre plein de pièces éclairées. Il est pourtant particulièrement tard. Que peuvent bien faire les gens à cette heure là ? Mon regard s’attarde sur un en particulier. Pourquoi celui là ? Je n’en ai pas la moindre idée.
Il vit sa petite vie, tranquillement. Bien sûr je ne veux pas dire par là que sa vie est insignifiante. Je respecte la vie de chacun. C’est juste que vu la situation, elle me sert de distraction. L’homme déambule d’une pièce à l’autre, une tasse à la main. À un moment, il arrête tout ce qu’il entreprend et s’approche de la fenêtre, pour regarder au loin surement, contempler la magnificence des étoiles. Je ne peux que comprendre. Il boit une gorgée. Et au moment où il va retourner à la réalité, il me voit. Il est intrigué. Après quelques minutes à s’observer mutuellement, il comprend. Il se précipite sur son téléphone. Je sais quel numéro il compose. J’espérais que ceci n’allait pas arriver. Mais les choses sont comme elles sont, il faut l’accepter.
Je me détourne du rebord et me place au centre du toit, les pieds dans les graviers. Je les sens me rentrer dans les pieds, mais c’est plus dérangeant que douloureux. Quelle idée de mettre du gravier sur un toit. Mais cela n’a pas d’importance. J’attends alors. J’attends le bon moment.

Je peux entendre les sirènes au loin. Elles se rapprochent. Sûrement les pompiers, ou la police. Venus pour m’empêcher de sauter, tenter de me convaincre. Après tout c’est leur travail, mais c’ peine perdu. Rien ne pourrait m’en empêcher. Mais ils vont continuer d’essayer. Et je ne leur en veux pas pour ça. Ils sont obstinés, déterminés. Ça doit probablement sauver plein de vies. Pas la mienne.
Daisuke aussi était obstiné. Ce qui lui a valu sa réussite professionnelle. Mais il l’était trop. Ce qui lui a valu sa mésaventure. À trop en vouloir, il a tout perdu. Je ne comprenais rien quand il parlait de son travail, mais il semblait qu’il allait tenter un gros coup, risqué, mais si cela réussissait il aurait droit au siège du PDG de sa boîte. Je le sentais mal, et comme depuis quelques temps, mon pressentiment se vérifia. Il ne réussit pas son coup. Il fut viré. Le job de toute une vie, et il fut congédié. Avec Alicia nous avions tenté de le réconforter, de l’aider à trouver un autre travail. Mais il était dévasté.
Sa déprime dura quatre jours. Puis il décida de s’en débarrasser. Pas de la meilleure manière. En se tirant une balle dans la tête. Quoi de mieux pour sortir ses mauvaises pensées de son crâne que de repeindre le mur ou le plafond de sa cervelle. C’était ironique bien évidemment. Mais avec cinq de mes meilleurs amis déjà morts, je pouvais penser ce que je voulais. C’était en fin de compte une épreuve terrible. Mais heureusement le compteur n’atteint pas six. Daisuke rata son coup. Enfin si l’on peut dire. Il ne s’était, certes, pas tué mais il ne pourra plus vivre non plus. Il était dans un coma dont il ne se réveillera pas, d’après les médecins. Le cerveau a été endommagé mais pas anéanti. C’était décidément une machine bien résistante. Mais le résultat était le même.
C’était la sixième victime de notre culpabilité, de nos actes. Plus que deux.

Je songe que j’aurais peut-être dû parler à ma sœur, au moins un dernier mot. Mais le destin me rattrape. Mon téléphone sonne ce qui me fit sursauter. Je le sors vite de ma poche mais dans la précipitation il m’échappe des mains. Je le vois faire une chute vertigineuse de plusieurs dizaines de mètres. Je ne le vois pas s’écraser à côté des pompiers venus accomplir leur devoir. Avant qu’il ne tombe j’ai pu cependant voir mon potentiel interlocuteur. Ma sœurette. Dommage. Décidément elle sait choisir ses moments. Mais je me demande bien pourquoi elle veut m’appeler à cinq heures du matin.
Je retourne sur le bord pour voir l’activité en bas. En me penchant pour regarder une bourrasque me surprend, manquant de me faire tomber. Ça aurait été ridicule de mourir de cette manière. Et le moment n’est pas venu. Bientôt. Mais pas encore. Je n’ai pas refais le tour de la question. Je ne me suis pas repassé en tête tous les moments qui ont conduit à ça.
Nous avions eu une longue discussion avec Alicia après l’accident de Daisuke. Il fut question de fatalité, de destin. Rien de bien sérieux. Mais cinq de nos meilleurs amis étaient morts et un autre dans le coma. Il y avait de quoi se poser des questions. Elle n’a pas arrêté d’évoquer ce qui nous hantait depuis des années. Je pouvais la comprendre. Elle disait que nous le méritions. C’était des élucubrations sans queue ni tête. Elle perdait pied. Elle devenait irrationnelle. Aussi, je décidai de couper court à la conversation pour rentrer chez moi.
Le lendemain je reçus un coup de fil. C’était Alicia, me demandant de venir en urgence. Ce que je fis, bien évidemment. Mais à ma grande surprise je ne fus pas le seul à me précipiter chez elle. Il y avait également divers urgentistes. Je ne mis pas longtemps à comprendre. Je ne fus pas surpris. Ce qui m’étonna c’est qu’elle appela également les secours. Peut-être a-t-elle hésité au dernier moment. Peut-être ne me faisait-elle pas confiance pour découvrir son suicide. Après tout, deux précautions valent mieux qu’une. Ce fut avec ces pensées que je me rendis compte que cela ne me faisait plus rien. Toutes ces tragédies m’avaient rendu vide. Quelle tristesse.
Non, je ne trouvais même pas ça triste.
La police m’informa qu’elle avait laissé une note avant de passer l’arme à gauche mais refusa de divulguer ce qu’elle contenait, du moins, au début. On me conduisit au poste pour m’interroger à propos de ma présence sur les lieux. Je leur racontai la vérité. Un aimable représentant de l’ordre me montra la note et me laissa seul dans la pièce. Je mis le bout de papier dans ma poche et sortis sans me faire remarquer.
Ils ne mirent probablement pas longtemps avant de remarquer ma disparition et envoyèrent surement quelqu’un chez moi. Mais c’était inutile, je n’étais pas repassé chez moi. J’étais juste monté en haut d’un immeuble, au hasard, avec mon sandwich confectionné au préalable. Sur ce toit.
Ce message d’outre-tombe je l’avais lu et relu au moins une centaine de fois. Je le connais par cœur. Il est à la fois court et d’une simplicité redoutable. Je le sors pour le lire une dernière fois.
« À ton tour de trouver la rédemption. »
Ce message m’est directement adressé, je le sais. En même temps, à qui d’autre pouvait-elle s’adresser ? Je range le message dans ma poche.

Le moment est venu. D’autant plus que du monde est arrivé sur le toit. Il y a un peu de tout, policiers, pompiers, même des journalistes. Ils sont surement en train de me convaincre de revenir à la raison. Mais je n’écoute pas. Je suis sur le bord du toit, face au vide. Plus qu’à sauter le pas. Ça ne prendrait pas longtemps. Ou peut-être une éternité. Après tout je n’en sais rien.
Tout ça à cause d’une erreur. Une erreur de jeunesse. Mais une grosse erreur tout de même. Une énorme. Qui a gâché des vies.
C’était il y a 14 ans. Nous avions passé un week-end chez Stéphane. C’était souvent lui qui invitait tous les autres. Faut dire, il se prenait un peu pour le chef. Et puis, avec 12 ans, c’était le plus vieux de la bande. Cette fois là, vu que ses parents n’étaient pas présent, il nous proposa une espèce d’excursion dans les bois. C’était certes excitant, trépidant, mais aussi un peu angoissant. Mélissa n’appréciait pas du tout mais se taisait. On a passé toute la journée du samedi à s’amuser dans les bois. Je me souviens avoir passé l’une des meilleures journées de ma vie. Cela contrastait énormément avec la pire journée de ma vie le lendemain.
Le soir, nous avions réussi à faire un feu de camp. On pouvait remercier Timothée qui savait survivre dans la nature. On se racontait des histoires d’épouvante. Étrangement c’était Daisuke qui en avait le plus. Il nous parlait d’une petite fille qui tuait les gens à travers une cassette vidéo. J’en ai encore des frissons dans le dos. Il était très doué pour nous foutre la trouille. Après cela, je crois que nous avions fait une partie de cartes. C’est d’ailleurs moi qui avait gagné. Et pour finir, on avait dormi à la belle étoile, dans des duvets. Je me souviens qu’Alicia était venu se coller contre moi. Je n’avais pas compris pourquoi à l’époque. Mais quand on est jeune on est stupide, c’est bien connu.
Le lendemain matin fut assez tranquille également. On explorait un peu plus le bois jusqu’à trouver une espèce de cabane abandonnée. On se disait que c’était parfait pour nos escapades loin de tout, loin de nos parents surtout. Et puis elle n’était pas délabrée, elle tenait encore debout. Juste délaissé, et complètement vide. De quoi laisser notre imagination prendre le dessus. Et ce fut le cas. J-R proposait pleins de choses. Je me souviens plus exactement quoi mais c’était en général stupide. Mais là n’était pas l’important.
L’exploration continuait, toujours plus loin, jusqu’à arriver à un petit cours d’eau. Mélissa avait soif et s’apprêtait à boire à la source mais Timothée l’en empêcha, nous prévenant que l’eau provenait surement de la rivière qui longe la ville et donc qu’elle n’est pas potable à cause d’un idiot d’industriel qui y a déposé des déchets de toutes sortes. Nous décidâmes de redescendre le lit du cours d’eau. Au bout se trouvait une espèce de petit lac.
Il y avait beaucoup de rumeurs sur ce lac. Comme quoi il y avait des cadavres au fond. Mais aucun gosse n’était allé aussi pour le voir. Le lac était là, mais il n’y avait pas de cadavres en vue. Stéphane proposa de revenir plus tard pour explorer le fond. C’est, je crois, comme ça que Timothée prit goût à la plongée : l’aventure, l’inconnu et l’élément de l’eau qu’il affectionnait particulièrement. Le tour fut vite fait. C’est pourquoi Alicia proposa de remonter la rivière.
Nous nous demandâmes si cela était une bonne idée quand nous mîmes près d’une heure avant d’arriver à quelque chose d’intéressant, et dangereux. Le cours d’eau passait sous une route, la route menant à la ville. Certains pensaient à rebrousser chemin, mais pas Stéphane. Stéphane, toujours à faire ce qu’il ne faut pas. Jusqu’à la fin. Il voulait faire une blague. Faire croire je sais pas quoi à un automobiliste pour l’attirer vers nous. Il se posta donc près de la route, du côté où il n’y avait pas d’arbre.
Quelques voitures passèrent, mais Stéphane attendait juste. Jean-René en avait marre d’attendre. Il décida d’aller voir ce qu’il faisait. J-R lui fit signe qu’il arrivait. Steph’, l’ayant vu, lui fit signe de se baisser car une voiture arrivait. J-R, toujours un peu dans les nuages, pensa qu’il lui disait de venir. Il comprit trop tard son erreur. Il vit la voiture arriver vers lui. Avec les cinq restés en arrière, nous restâmes figés, sans pouvoir respirer. Steph’ sortit de sa cachette et s’apprêta à plonger pour réceptionner J-R.
Le conducteur put voir le jeune garçon à temps. Dans la panique, il fit un écart pour l’éviter. La voiture s’enfonça à pleine vitesse dans la forêt, nous frôlant au passage. Je le vis nous regarder quand il surgit à côté de nous. Je vis aussi le soulagement de nous avoir éviter. Mais ça n’empêchait pas la voiture d’emboutir un arbre dans un fracas métallique horrible. L’arrière de la voiture décolla un peu, sous le choc, puis retomba à terre. Il y avait des débris de verre partout. Steph’ et J-R nous rejoignirent et nous restâmes bien quatre ou cinq minutes à fixer l’épave sans rien dire.
C’était monsieur Beaumont, un de nos voisins. Nous étions tous autour de la voiture observant Pierrot l’examiner. Il avait la tête en sang. Pierrot se tourna vers nous et tout le monde put voir des larmes. Ce qu’il allait annoncer nous le redoutions tous.
“Je crois qu’il est mort.”
Le silence pesa. Nous n’arrêtions pas de nous dire à quel point nous étions mal. Tout le monde réfléchissait. Steph’ proposa de l’enterrer. S’ensuivit alors une violente dispute entre Pierrot et Steph’ qui en arriva au main. Chaque phrase était ponctué d’un poing. Je crois qu’elle commençait pas Pierrot qui disait ceci :
“Nan mais ça va pas ? Pourquoi pas brûler le corps pendant que tu y es ?”
“Faut pas qu’ils le trouvent, sinon on est foutu.”
“C’était un accident.”
“Tu crois qu’ils en auront quelque chose à foutre. On est à des kilomètres du lieu où on est supposé être. Et il est mort.”
“C’est pas une raison pour ne pas respecter son corps.”
“On s’en fout de ces foutaises. Sauvons nos fesses.”
“Il faut signaler qu’il est là.”
“C’est signer notre arrêt de mort.”
Les deux avaient le nez en sang.
“Fermez-la. Ça suffit. Et arrêtez de vous battre.”
Alicia s’était avancée pour qu’ils puissent bien m’entendre. Je l’observais en restant silencieux. Elle prit une grande inspiration et continua.
“Nous sommes responsables de la mort d’un homme. Quelqu’un que nous connaissons. Un voisin, un ami de nos parents, notre prof d’histoire. Et vous, tout ce que vous pensez, c’est que faire ensuite pour s’en sortir. Vous saviez qu’il avait une fille ? Elle s’appelle Déméter. Elle a trois ans. Sa mère est partie et maintenant son père est mort. Vous avez réfléchi à ça ? Au malheur que nous avons causé ? Alors je suggère que nous prenions une minute pour lui demander de nous pardonner. Le reste est secondaire.”
Tout le monde acquiesça. Bien sur c’était inutile. Il ne pouvait pas nous entendre. Mais ça permettait au moins d’apaiser nos esprits et de calmer certains. Nous avons alors décidé tous ensemble de faire comme si rien ne s’était passé. Comme si nous n’étions jamais venu là. Nous avons effacé toute trace visible de notre passage. En rentrant, nous avions élaboré une histoire pour que chacun de nous ait un alibi cohérent. Nous n’avions pas bougé de chez Steph’ du week-end. Enfin, c’est ce que nos parents ont pensé tout du moins. Ainsi s’acheva ce week-end.
Dans les jours qui suivirent, nous essayions de ne pas nous faire remarquer, de ne pas rechercher d’informations pour ne pas paraître suspects. Au final, peu de choses ont changé. Nous avons su que Déméter avait changé d’école. On pouvait également voir la voiture accidentée dans la décharge, nous narguant, nous rappelant ce que nous avions fait. Nous avons donc continué notre vie avec ce fardeau, sans jamais en reparler.

Je pleure. Je demande à nouveau pardon à M. Beaumont et à sa fille. Les secours s’approchent de moi. Un peu trop. Et puis le moment arrive. Ma montre sonne. Il est six heures. Je me laisse tomber en avant, les yeux fermés.
La chute a quelque chose de magique. Je me sens tel un parachutiste. Quelle incroyable sensation ! Je vois les fenêtres défiler les unes après les autres. Par contre, tout va étonnamment lentement. J’aurais préféré en finir vite. Que je n’ai pas le temps de penser.
Quel idiot. Je n’aurais pas dû faire ça. Voilà ce que je me dis pendant ma chute. Je vois le sol se rapprocher. Mais je ne peux m’empêcher de penser à Déméter. Elle mérite de savoir la vérité. J’aurais dû la lui apporter au lieu d’être égoïste. Que puis-je y faire maintenant ? Je vais droit vers la mort. Je ferme les yeux.
Tout est noir, calme. Du moins pendant quelques instants. Ensuite c’est la lumière, le bruit, et moi sur un brancard. Du monde se tient autour de moi. Un pompier, m’expliquant que je suis retombé sur l’espèce de coussin gonflable qu’ils ont mit pour amortir ma chute, mais que j’ai quand même quelques côtes cassées. Un policier m’interroge sur ce qui m’a amené sur le toit. Et ma sœur qui se contente de me regarder. Un regard lourd de sens. Je me sens honteux. Mais également soulagé. Maintenant j’ai quelque chose à faire. Mais d’abord, je suis conduit à l’hôpital.
Je reste deux jours à l’hôpital. Puis je suis suivi psychologiquement pendant deux mois. Je mets ensuite un mois pour retrouver la trace de Déméter Beaumont ainsi que son adresse. Un jour je décide donc qu’il est temps de tout lui raconter.

Je me tiens devant sa porte. Le stress et l’anxiété me dévorent. Je frappe à la porte. Une jeune adolescente ouvre. Ce doit être elle.
“Déméter ? Déméter Beaumont ?”
“Oui, c’est moi. Qu’est-ce que vous voulez ?”
“Il y a quelque chose dont j’aimerais vous parler. C’est à propos de votre père. Puis-je entrer s’il vous plait ?”
“Non, vous ne pouvez pas. Mais qu’est-ce qu’il y a avec mon…”
“Ma puce, qui est-ce ?”
Un homme vient d’arriver. Il est assez vieux. Et ses traits me semblent familiers, effroyablement familiers. Je le reconnais mais je ne peux pas le croire.
“Papa, cet homme veut parler de toi. Mais j’ai pas tout compris.”
Papa ? C’est bien ce que je craignais. Mais comment est-ce possible ?
“Bonjour. Vous voulez quoi exactement ?”
“Excusez moi. Je dois y aller.”
Je n’arrivais pas à m’exprimer correctement. Comme si j’avais vu un fantôme. Bien que ce soit un peu le cas. Il était en vie. L’homme que nous avions tué était en vie. Je retourne à ma voiture en courant, m’enfermant dedans. Je suis pris entre le soulagement et la peur. S’il était en vie, pourquoi ne nous avait-il pas dénoncé comme responsables de son accident ? Ou comme témoin tout du moins. Je ne comprends pas. Je rentre chez moi le plus vite possible, auprès de ma sœur. Tout est confus.

Je décide finalement d’y retourner et de me confesser. M. Beaumont et sa fille m’écoutent, me comprennent et me pardonnent. Je leur fais part de mes interrogations au sujet de cette affaire. Il s’avère qu’il reçut un coup à la tête lors de l’accident, provoquant une amnésie. Il pensait qu’il avait juste dévié de la route et s’était retrouvé dans la forêt. Il s’avéra également que la veille de l’accident il venait de trouver un job plus avantageux dans une autre ville. C’est pourquoi le lendemain de l’accident nous avions un autre professeur et que Déméter partit aussi vite de son école. Pour nous, c’était logique au vu de ce que nous savions, mais la vérité était tout autre. Je les remercie puis pars, pour ne plus jamais les revoir.
Tant de nos amis morts, portant ce fardeau jusqu’à la fin. Mais il s’agissait d’accidents, rien à voir avec cet incident. Excepté pour Alicia qui cherchait la rédemption. Quelle tristesse !
Daisuke sort du coma deux années plus tard. Je lui explique ce qu’il a manqué. Il fond en larmes dans mes bras. Je peux le comprendre. Cela nous pesait tous. Et nous sommes à présent tous libérés. Il a reprit le boulot, fondé sa propre entreprise, fait faillite. Mais ne se laisse pas décourager. Il travaille à présent dans la vente avec un poste très avantageux qui le fait voyager beaucoup.
Quant à moi. J’ai repris les études, dans la psychologie. Ce fut extrêmement compliqué. Mais je savais ce que je cherchais à atteindre. À présent, je viens en aide aux personnes ayant des tendances suicidaires, je leur apprends à vivre avec leurs problèmes. Ironique, n’est-ce pas.