Parc Wellington – Épisode 1
Épisode I : L’histoire du joggeur effrayé
L’histoire du joggeur effrayé commence un mardi soir d’Octobre. Daniel ‘Danny’ Stanford était à son bureau, dans un open space de douze bureaux similaires. Bien entendu, le sien était décoré selon ses goûts. À côté de son ordinateur se trouvait une photo de famille où sa petite sœur, Victoria ‘Vicky’ Stanford, sa mère, Mary Ann Stanford, et lui-même étaient en vacances à Rome, devant le Colisée. Sa sœur avait le soleil dans les yeux, l’obligeant à faire une grimace en fermant un œil au moment du cliché. La photo n’était pas encadrée, elle était tout simplement posée là. Daniel ne la regardait presque plus. Elle faisait partie du décor. Juste derrière cette photo de famille, partiellement caché, se trouvait un petit casse-tête en bois que lui avait offert un de ses collègues, John Peterson, à l’occasion de la célébration annuelle de Noël organisée sur le lieu de travail où chacun devait trouver un cadeau à une personne déterminée aléatoirement. Daniel fut content de celui-ci sur le moment. Il déchanta au bout d’une semaine après de nombreuses tentatives infructueuses pour le résoudre et le délaissa. Daniel revenait régulièrement pour craquer la solution, son égo étant piquée après autant d’échecs, pour ne finir que par ajouter un trait à la craie sur le mauvais côté du tableau. De nombreuses plantes traversèrent les âges sur le bureau de Daniel Stanford. Aucune ne survécut assez longtemps pour être en mesure de raconter les anecdotes intéressantes de ce lieu de travail. La dernière en date, une plante araignée, était déjà en dépérissement. Le dernier point de décoration que s’était permis Daniel est une plume d’autruche. Daniel aimait raconter l’histoire de cette plume à ses collègues.
« J’étais dans l’outback Australien. J’y étais parti un été pendant plusieurs semaines. J’avais engagé un guide pour découvrir la nature. Sauf qu’on a eu un accident avec la jeep loin des routes, loins des sentiers. On s’est retrouvé à la nuit tombé, au milieu de nulle part, sans moyen de communication. On a campé pour la nuit, avec les moyens du bord. Le lendemain, aux premières lueurs du soleil, on est reparti vers la civilisation. Je croyais qu’on allait pas s’en sortir, mais à un moment, je vois cette plume, par terre, au loin. Je sais pas ce qui m’a pris, je me suis précipité pour la récupérer. Il se trouve que juste à côté, des empreintes de pattes et des empreintes de pas. On a pu les suivre et retourner à la civilisation sans aucun problème. J’ai gardé la plume en souvenir. »
Voilà comment Daniel Stanford racontait cette histoire. La plupart des auditeurs étaient émerveillés à l’écoute. Je dois tristement vous annoncer que ce n’est pas la véritable origine derrière cette plume d’autruche. Daniel n’était jamais allé en Australie. Il adorerait y aller, la comptant comme ses trois destinations de rêve, mais ne s’était jamais résolu à faire le déplacement. Cependant, la vraie genèse de l’histoire de cette plume est bien meilleure que celle que Daniel veut raconter.
Pour célébrer les douze ans de sa petite sœur, Victoria, Daniel l’emmena au zoo de Marwell, près de Southampton, leur ville d’origine. Les frères et sœurs partagent une passion et une curiosité sans limite pour les animaux. Victoria fut, sans surprise, aux anges. Tellement heureuse qu’elle fut imprudente. À l’enclos des autruches, elle se pencha en avant dans un équilibre précaire, tentant d’atteindre le plumage de l’énorme volatile pour la caresser. L’animal, ne souhaitant pas de cette attention, se retourna, saisit la manche du pull de l’adolescente avec son bec et tira. Cela fut suffisant pour faire basculer Victoria du mauvais côté de l’enclos et tomber. Daniel réagit instinctivement et sauta dans l’enclos pour protéger sa sœur du volatile contrarié d’avoir un intrus dans son espace. Daniel s’interposa. Les griffes de la puissante patte de l’autruche lacérèrent sa veste ainsi que le bras en dessous. Par chance, un employé du zoo se trouvait à proximité et chassa la créature. Dans la confusion, une plume se sépara de son plumage. Victoria la ramassa. Daniel, après s’être enquit de son état de santé, lui proposa de la garder en souvenir, pour qu’elle ne fasse plus d’autres bêtises comme celle-ci. Victoria refusa et la tendit à son frère pour qu’il se rappelle toujours qu’il était un héros.
Daniel Stanford ne se rappelait plus qu’il avait été un héros. Même cette plume ne lui rappelait pas ce moment.
Daniel Stanford était donc installé à son bureau très modestement décoré. L’heure signalant la fin de sa journée de travail avait déjà sonné depuis un moment, mais il restait néanmoins. Il n’était pas le seul. À Smiths, anciennement appelé Smith & Smith, cabinet d’avocats modérément prestigieux, cette pratique était courante parmi les assistants juridiques. Anecdote amusante à propos de Smiths, Arthur Smith et Jennifer Smith, les fondateurs du cabinet, ne sont ni liés par le mariage, ni liés par le sang. Le hasard les a pourvu du même patronyme. Ce n’est que quand Samson Smith eut rejoins la tête du cabinet, changeant ainsi son sobriquet, que des liens familiaux que l’on pourrait s’attendre d’une telle appellation apparurent, Samson Smith étant le cousin au quatrième degré d’Arthur.
Daniel, assis dans son fauteuil à roulette usé, passait en revue tous les dossiers à disposition sur son bureau. Il était en retard sur son travail. Tout du moins, en retard sur les limites fixées par son employeur. N’étant pas un expert de l’organisation, il perdait régulièrement de précieuses minutes à retrouver l’objet de ses recherches chaque jour. Ce mardi ne faisait pas exception. Il épluchait un à un le monticule de dossier jonchant dans un coin. À chaque dossier, la contrariété sur son visage devenait de plus en plus évidente. Quand le dernier ne combla pas ses attentes, il laissa sa main retomber sur le haut de la pile, à plat. Le bruit résonna dans tout l’open space. Personne ne réagit, trop occupés à gérer leur propre retard.
Daniel prit un instant. Il se frotta les yeux dans un mélange de frustration et de fatigue. Il resta ainsi pendant deux minutes entières. Pendant ce laps de temps, il pensa à son licenciement s’il ne fournissait pas son travail à temps, il réfléchit à l’endroit où pourrait se trouver ce dossier disparu, il pensa à ce qu’il ferait ce soir s’il n’était pas coincé au bureau, il pensa à son désir de repos et de vacances, il s’imagina dans un endroit plein de décors somptueux et de magie, il se visualisa ensuite avec un carton dans les bras et les affaires de son bureau empilées dedans. Sur le moment, Daniel crut que cette pensée était un écho de sa première, de son licenciement. Daniel se trompait. Il ouvrit un de ses tiroirs, se saisit d’une barre de céréales et se leva de sa chaise.
Daniel Stanford avait soigneusement évité la salle de repos pour sa pause. Il lui avait privilégié l’escalier de secours sur le côté du bâtiment. L’endroit était étroit, inconfortable, dérangé constamment par des bourrasques, mais l’endroit était calme, isolé et offrait une vue honorable du centre-ville. Il se délecta de sa barre de céréales à l’avoine et au miel. Il se dit qu’il s’agissait probablement de son moment préféré de la journée.
L’assistant juridique revint à son bureau. Une de ses collègues était partie entre temps. C’est lorsqu’il s’installa sur son fauteuil qu’il le remarqua. À travers l’épaisseur de papier qui constituait l’un des dossiers qu’il avait examiné, à l’intérieur se trouvait un autre dossier coincé. La mystérieuse disparition était désormais résolue. Daniel se saisit du dossier qui n’était pas à sa place. “Affaire Van Horn”. Il se souvint que cela concernait des délais dans la construction d’un restaurant. Il se souvint aussi avoir aperçu Monsieur Van Horn et qu’il ne lui avait pas laissé une bonne impression. La première perception le qualifierait comme quelqu’un de hautain et de borné. Mais il avait fait pression pour que ce dossier passât en priorité, ce qui nous conduisit à la présence de Daniel ‘Danny’ Stanford sur son lieu de travail, un mardi soir, bien après l’heure de débauche. Il ne lui restait plus qu’à se mettre au boulot.
Daniel Stanford était exténué. Il regarda sa montre. 21h26. La nuit tombée sur la ville confirma l’heure tardive. Il en avait assez pour aujourd’hui. Il regarda son sac à dos fixement. Il hésitait. La tentation de se contenter de rentrer chez lui était grande mais il se convainquit lui-même. Il se saisit de son sac à dos, préalablement rempli le matin même en anticipation de son activité du soir. Daniel se rendit dans les toilettes du bureau. Il s’enferma et put déballer les affaires de sport qu’il avait préparé. Il enfila son short, son maillot et son sweat à capuche. Il laça ses baskets qui lui laissaient un sentiment d’inconfort. Il les avait acheté la semaine précédente. Il mettait cette sensation sur le compte de l’habitude à prendre des chaussures, ignorant qu’il avait fait une erreur dans le magasin et finalement pris la taille en dessous. Daniel était prêt pour son jogging vespéral.
Daniel Stanford traversa l’étage réservé aux bureaux de Smiths en saluant ses collègues déterminés à sacrifier une portion plus large de leur temps à leur travail. Peu d’entre eux répondirent. Daniel prit l’ascenseur qui le transporta jusqu’au rez-de-chaussée. Il franchit les portes automatiques pour arriver dans les rues du centre-ville. Les nuisances sonores de la ville se firent immédiatement ressentir.
Les lumières des lampadaires de l’avenue conduisirent Daniel jusqu’à la station de métro. Il souhaitait courir pour rentrer chez lui, mais le trajet à partir de son lieu de travail était trop long pour ses capacités physiques. Il avait pris l’habitude de se rapprocher grâce au métro et de faire les quarante minutes restantes en courant. Daniel évita donc la masse de gens grouillant dans cet espace souterrain et se faufila pour avoir une place dans la rame. Daniel connaissait ce trajet sur le bout des doigts, à tel point qu’il savait d’instinct à quel moment il arriverait à destination. Ce jour ne fit pas exception. Il se leva et sortit de la rame.
Daniel Stanford monta les escaliers qui lui firent retrouver la surface. Le premier constat qu’il put faire était que cette partie de la ville était beaucoup plus calme. Certes, il y avait toujours des voitures sur les routes et des piétons sur la chaussée, mais la cacophonie n’était plus constante, elle n’était que ponctuelle. Des conditions parfaites pour commencer son jogging.
Daniel sortit son téléphone portable. Il y brancha ses écouteurs qu’il inséra dans ses oreilles. Daniel commença à hocher la tête en rythme alors que la musique n’avait même pas encore commencé. Il fouilla rapidement sur son téléphone, dans son application dédiée à la musique, jusqu’à une playlist intitulée “Pour le sport”. La lecture de la première chanson commença. Les premières notes de “Asleep From Day” des Chemical Brothers parcoururent les tympans de notre sportif. Il commençait toujours par celle-ci. Il ferma les yeux. Son pied gauche s’avança, puis le droit. Daniel se mit en route.
Les lumières des lampadaires s’alternaient avec les bandes d’obscurité sur le sol. Inconsciemment, Daniel adapta son rythme au tempo de la musique au fur et à mesure des morceaux. À chaque pulsation, un flash de lumière apparaissait, l’éblouissant pendant une fraction de seconde. Chacun de ses pas, percutant le sol, formait également une mélodie particulière, propre à lui. Daniel Stanford profita de chaque seconde de ce moment à lui.
Daniel suivit son chemin habituel. Il passa à travers les mêmes rues. Mais quelque chose l’empêcha de progresser. Des travaux avaient lieu depuis la veille dans une des rues qu’il était censé traverser. Ils rendaient le chemin infranchissable, même pour les piétons. Il allait devoir prendre une déviation. Daniel regarda à gauche, puis à droite, n’arrivant pas à se décider. Tous les chemins menaient inéluctablement jusqu’à sa destination, son domicile, mais Daniel Stanford ne réalisa pas que ce choix allait profondément marquer les événements futurs.
Daniel choisit de bifurquer par la gauche. Après quelques dizaines de mètres et un autre tournant, ce détour l’emmena dans un quartier d’inspiration victorienne et lui fit longer le muret de brique d’un parc affublé de haies empêchant toute visibilité de ce qu’il se passait à l’intérieur de celui-ci, à l’exception des arbres surplombant de leur grâce et de leur majesté les passants. Daniel n’y prêta pas plus attention et resta focalisé sur son rythme et sa musique. Il ne fallut pas longtemps pour que Daniel arrivât jusqu’à une des entrées de ce parc. Il ne put s’empêcher de s’arrêter et de contempler le portail l’invitant à entrer. Un magnifique ouvrage en fer forgé couverts d’ornements et de dorures contrastant parfaitement avec le vert du métal. Les luminaires installés, semblables à des lanternes, offraient une lumière réconfortante. À cette vision, la chanson dans les écouteurs de Daniel laissa place à la suivante, “In Your Park” de Scorpions. L’ironie était exquise si vous voulez mon avis.
Daniel Stanford lut l’inscription surplombant le portail. “Parc Wellington”. Le joggeur connaissait bien la ville et la plupart de ses points d’intérêt, mais il était stupéfait d’ignorer totalement l’existence de ce parc. En particulier si près de son domicile. Mais il n’était jamais trop tard pour corriger ses manques. Surtout si cela pouvait offrir un cadre plaisant pour la fin de son périple. Daniel entra dans le Parc Wellington.
L’instant où Daniel ‘Danny’ Stanford posa le pied dans l’enceinte du Parc Wellington, une sensation étrange l’envahit. Une sensation d’appartenance, une sensation d’avoir trouvé quelque chose qui lui manque depuis des années, une sensation d’être là où il devait être. Puis, cette sensation s’évanouit, aussi vite qu’elle fut apparue, ce qui lui laissa un nouveau sentiment, similaire à celui que l’on a après une impression de déjà-vu.
Le sol était pavé en pierre naturel et enduit de telle sorte qu’il fût lisse, idéal pour y marcher, courir ou faire du vélo. Certaines allées étaient volontairement plus rustiques, avec des chemins recouverts de sable. La lumière des réverbères offraient une lueur chaleureuse.
Daniel reprit sa course en trottinant. Il explora le parc au hasard des chemins, privilégiant parfois les allées, d’autres fois le chemin principal. Tout était calme même si il croisa quelques personnes dans l’enceinte de l’espace vert. Tout d’abord il vit un couple marcher lentement, main dans la main. L’un portait une chemise verte bouteille et blanche à carreau avec un jean slim noir. Il avait les cheveux blonds, rasés sur les côtés et long sur le dessus, attachés avec un élastique. Il arborait un anneau à l’oreille gauche et un tatouage dépassant de sa manche remontée jusqu’à la moitié de l’avant-bras. Son compagnon avait opté pour le classique costume bleu royal avec chemise blanche qui laissait trahir la possibilité d’un rendez-vous au restaurant venant de se terminer, une minuscule tâche de sauce jurant avec l’immaculé de la chemise. Les baskets blanches terminaient l’accoutrement pour casser le côté formel du costume. Ses cheveux bruns foncés couplés au noir de ses yeux lui conféraient une profondeur, une intensité dans le regard qui était hypnotisante. Les deux hommes saluèrent Daniel lorsque celui-ci passa à proximité. Daniel les salua en retour. Ensuite, il vit un homme se tenant debout, adossé à un réverbère, les bras croisés. Il était chaussé de derbys en cuir marron. Il portait un pantalon en tissu marron avec des rayures bleues verticales, une chemise serrée noire, un gilet assorti au pantalon. Il tenait sur son bras la veste qui complétait l’ensemble. Une chaîne en or accrochée à son gilet laissait penser que l’homme possédait une montre à gousset. Le visage de l’homme était adoucit par une barbe châtain parfaitement taillée et une moustache épaisse qui la surplombait et lui recouvrait les lèvres supérieures. Une très légère cicatrice se dessinait au dessus du sourcil. Ses cheveux étaient cachés par une casquette plate grise. L’homme sourit à Daniel et le suivit du regard à mesure qu’il s’éloignait. Daniel lui rendit son sourire. La dernière personne que Daniel croisa fut une dame âgée, assise sur un banc, à la lumière du réverbère. Elle était apprêtée avec une magnifique robe noire, des collants noirs, des talons noirs. Son manteau rose pétant ne faisait que rajouter de l’éclat à cette personne éclatante. Son visage était nimbé de tristesse, de mélancolie mais aussi d’espoir et de joie. Elle ne prêtait attention à rien. Daniel ne put qu’espérer que ses attentes se satisfissent alors qu’il passa devant elle.
Daniel se trouvait désormais dans une partie reculée du parc. Les luminaires étaient plus espacés. Il était stupéfait de la taille du lieu. Il songea à retourner dans la rue après cette excursion improvisée. Il s’arrêta pour recharger ses batteries. Il posa son sac à terre et l’ouvrit pour en sortir une bouteille d’eau. Il avala goulument la moitié de la bouteille d’une traite. La déconnexion de son environnement que lui procuraient ses oreillettes l’empêcha cependant de remarquer qu’il était observé. Non seulement observé, mais ce qui l’épiait se rapprochait lentement, consciencieusement, inexorablement. Daniel rangea son sac et le remit sur son dos. Il s’apprêtait à repartir. La transition entre deux chansons offrit suffisamment de silence pour qu’il entende un pas dans le sable derrière lui. Daniel se retourna pour dissiper l’inconnu.
Deux billes jaunes fendues de noir l’observèrent à travers la pénombre. La menace était tapie dans l’obscurité laissée par l’intervalle de deux réverbères. Daniel retira doucement ses écouteurs, sans mouvement brusque. Il ressentit une terreur jamais ressentie auparavant. Son cœur battait si fort que ses pulsations devinrent audibles sans difficultés. Daniel essaya de discerner la forme de ce qui se tenait en face de lui mais la lumière l’éblouissait. La seule chose qu’il était capable de percevoir étaient ces deux billes jaunes qui le fixèrent inlassablement.
Daniel Stanford fit un pas en arrière. Très calmement, la masse en face de lui l’imita et fit un pas en avant également. Les ténèbres l’enveloppaient toujours, rendant la menace toujours plus oppressante. Un pas de plus et Daniel pourrait enfin la voir. Mais Daniel se demanda s’il préférait ne pas savoir. Daniel fit un nouveau pas en arrière ce qui entraina un nouveau pas en avant. Ce pas était d’une délicatesse telle que le sable eut à peine mû. Le visage de l’observateur discret se révéla enfin. Les billes jaunes que formaient ses yeux se retrouvèrent désormais accompagnées d’un magnifique pelage roux, d’une barbe blanche et de rayures noires. Daniel avala sa salive. Il ressentit l’extrémité de ses doigts se refroidir à mesure que le sang s’évacuait. Il entendit son rythme cardiaque s’accélérer. Il comprit que son corps réagissait instinctivement à la menace mortelle qui se dressait devant lui. Mais Daniel n’arriva pas à croire que cela arrivait vraiment, qu’un tigre s’apprêtait à lui bondir dessus et à le déchiqueter.
Quand on se retrouve en danger de mort, si le temps nous est laissé, on peut remettre en question ses choix de vie. En particulier ceux qui nous ont conduit sur un chemin dont on est insatisfait. Ce n’était pas le cas de Daniel Stanford. La seule chose qui lui traversa l’esprit en ce moment était de se convaincre que l’animal devant lui n’était pas réel. Après tout, que ferait-il dans un parc ? Sa place était dans un zoo, si ce n’était dans la nature. Et quand bien même il y avait effectivement un parc animalier au Parc Wellington, n’était-il pas censé avoir un enclos ? Une cage ? Quelque chose qui restreindrait ses mouvements ? Histoire que ce genre d’incidents ne se produise pas. N’y avait-t-il personne pour le surveiller ? Ses tentatives de rationalisation ne faisaient que le persuader d’avantage que le tigre était bien en face de lui.
Daniel remarqua quelque chose. Le félin n’attaqua pas. Daniel lui avait pourtant laissé de multiples opportunités de le faire. Non, l’animal se contentait de le regarder. Il n’avait même pas avancé d’un pas. Une chance, se dit Daniel. Une chance de s’échapper pour éviter de se faire écharper. Bien entendu, il lui fallait une diversion. Son sac à dos, c’était une telle évidence. Daniel pouvait s’en séparer sans contrariété. Après tout, dedans, il n’y avait que ses papiers et les clés de son appartement. Daniel passa discrètement la main dans son dos pour attraper le sac en question. Le tigre le vit. Il avança d’un pas de plus. Daniel paniqua. Il tenta d’imiter l’animal dans la direction opposé, mais son pied se déroba. Daniel tomba à la renverse. Il entendit la bête courir vers lui. C’est fini, pensa-t-il.
Le tigre se tenait au dessus de Daniel Stanford. Sa truffe était à dix centimètres du nez du joggeur. L’animal le renifla. De la bave coula sur le visage de Daniel. Il voudrait s’essuyer mais préféra rester immobile. Le tigre approcha sa tête. Ses poils entrèrent en contact avec le visage de Daniel. Ils étaient d’une douceur angélique. Daniel aurait presque envie de passer ses doigts dans la touffe de poil mais il préféra rester immobile. Le félin desserra la mâchoire. Ses dents étaient visibles. Des dents parfaites pour un carnivore, prêtes à éventrer n’importe quelle proie. Daniel ferma les yeux à ce moment et accepta son destin. Le tigre lui lécha le visage à plusieurs reprises.
« Eustache ! »
Le tigre releva la tête et regarda dans la direction de la voix. Daniel ouvrit les yeux et fit de même. Une ombre se tenait debout. Le tigre s’éloigna de Daniel, sa queue lui caressant le visage au passage. L’homme s’approcha et tendit une main au joggeur à terre. Daniel s’en saisit et se releva.
« Veuillez l’excuser, Daniel. »
Daniel ne réalisa pas que son interlocuteur connaissait son prénom. Il regarda en direction du tigre et le vit tourner en rond avant de s’allonger. Il épousseta ses vêtements de ses mains. Aussi étonnant que cela puisse paraître, Daniel ne se sentait plus menacé. Il regarda alors l’homme qui l’avait aidé. Il reconnut l’homme au costume trois pièces marron et bleu, avec la casquette plate, la cicatrice et la pilosité luxuriante, adossé au réverbère.
« Je me présente. Je m’appelle Hugh. Et voici Eustache. »
Hugh désigna le tigre. Les yeux de Daniel firent des va-et-viens entre Hugh et Eustache. Il avait des millions de questions qui émergeaient dans sa tête.
« – Qu’est-ce que c’est ?
– C’est un tigre, répondit tout simplement Hugh.
– Je veux dire, que fait-il ici ?
– C’est un des résidents du Parc Wellington.
– Et c’est normal ?
– Oui, il vit ici. »
Daniel capta une dissonance évidente entre ce que lui et son interlocuteur considérèrent comme “normal”.
« – Ici, la notion de normal est quelque peu différente, précisa Hugh.
– Vous lisez mes pensées ?
– Pas du tout, j’en serais bien incapable. Pourquoi cela ?
– Pour rien. »
Daniel Stanford comprit que l’homme en face de lui savait des choses. Beaucoup de choses. Ce qui aurait pu inciter à de la frustration, notamment face aux réponses cryptiques qu’il reçût, Daniel se trouva insufflé de curiosité.
« – Vous voulez m’accompagner ? Demanda Hugh.
– Où ?
– Ramener Eustache là où il doit être. »
Hugh s’avança. Daniel le suivit. Eustache les accompagna docilement.
« – Vous n’avez pas peur que quelqu’un le voit ?
– Aucun risque. Nous ne croiserons personne.
– Comment pouvez-vous en être sûr ?
– Je connais cet endroit et ses habitudes. »
Hugh emmena l’assistant juridique jusqu’à un ensemble de bâtiments.
« Pourquoi m’a-t-il attaqué ? »
Hugh s’apprêta à répondre quand une autre voix retentit, celle d’Alfred ‘Alfie’ Griffiths.
« Il ne vous a pas attaqué. »
L’homme en question se tenait à l’entrée d’un des bâtiments. Il portait des bottines, un jean et un caban noir. Ses cheveux noirs étaient en bataille et frisottaient par endroits. Son visage était tiré par de nombreuses rides. À sa vue, Eustache se précipita et lui sauta dans les bras. Alfred lui rendit son câlin. Eustache lâcha son étreinte et Alfred lui ébouriffa la tête. L’homme s’approcha.
« Voici Alfred, la personne qui prend soin de tous les animaux situés dans l’enceinte du parc. »
Alfred tendit sa main à Daniel.
« – Enchanté ! Appelez-moi Alfie.
– De même. Je suis Danny. »
Daniel lui rendit sa poignée de main. Il posa sa deuxième main par dessus pour obtenir davantage de réponses.
« – Alfie, vous dites qu’il ne m’a pas attaqué ?
– Bon Dieu, non. Eustache est une crème, une bonne patte. Il n’a jamais attaqué personne. Il a même tendance à ne pas s’approcher d’eux.
– Donc c’était quoi ?
– Il vous a salué.
– Salué ?
– Bien entendu. Je le promenais pour qu’il prenne un peu l’air. La nuit, c’est le seul moment pour le sortir. Vous comprenez, avec les gens et tout. Ils comprendraient pas. Mais il a réussi à échapper à ma vigilance. Il vous a senti et a voulu vous saluer. Je me suis rendu jusqu’à son chez lui car il a l’habitude d’y retourner quand on se perd de vue.
– Pourquoi moi ?
– Il vous fait confiance. Il a un instinct pour ça. Pour trouver les personnes de confiance.
– Il vous a approché parce que vous avez été sélectionné, ajouta Hugh.
– Par qui ? Pour quoi ?
– Je l’ignore », reconnut Hugh.
Daniel Stanford se doutait qu’on ne lui disait pas tout mais n’insista pas.
« Je vais devoir le rentrer maintenant. »
Eustache fixa Daniel. Daniel lui rendit son regard avec la même intensité. Il avait l’impression que l’animal souhaitait qu’il s’approchât.
« Vous voulez le caresser ? »
Daniel était à la fois inquiet et excité de cette proposition. Alfred lui fit signe de s’approcher. Daniel s’exécuta d’un pas hésitant. Le tigre l’attendait. Le joggeur tendit sa main, se demandant s’il s’agissait de sa pire ou de sa meilleure décision. Puis un moment de calme, de sérénité, envahit Daniel. Comme une certitude de ce qu’il avait à faire. Il posa la main sur la tête de l’animal et commença à le caresser. Ses doigts s’enveloppèrent dans le poil soyeux du félin. Une connexion immédiate se fit entre les deux. Un lien de confiance, aussi bien chez Daniel que chez Eustache. Daniel retira sa main et cet instant de félicité s’arrêta instantanément. Alfred Griffiths emmena Eustache dans le bâtiment. Daniel les regarda partir. Hugh s’approcha et posa sa main sur l’épaule de Daniel.
« Je vous raccompagne jusqu’à l’entrée. »
Les deux hommes marchèrent ensemble. Daniel Stanford était perplexe sur l’aventure qu’il venait de vivre.
« – Je ne suis pas sûr de comprendre tout ce qui s’est passé.
– Voyez-vous Daniel…
– Appelez-moi Danny.
– Danny. Cet endroit regorge de merveilles. De choses et de personnes qui ouvrent les yeux, qui ouvrent l’esprit. Vous avez fait l’expérience d’une de ces merveilles.
– Le tigre ?
– Eustache vous a fait un privilège rare. Il ne se montre pas de lui-même à n’importe qui.
– Je crois que je le comprends. Que je le ressens.
– Vous m’en voyez ravi.
– Il y a des choses encore plus incroyable qui se passent ici ?
– Pour ce soir, c’est tout ce que vous serez en mesure de percevoir. Mais ne vous y trompez pas, c’est déjà une chance inouï.
– Très bien. »
Daniel et Hugh arrivèrent jusqu’au portail par lequel Daniel était entré pour son jogging. Alors qu’il s’apprêtât à sortir, Daniel s’arrêta et se tourna vers Hugh.
« Est-ce que je pourrais revenir pour le voir ? »
Hugh esquissa un sourire tendre.
« Bien sûr, vous serez toujours le bienvenue ici, Danny. »
Daniel, rassuré de cet opportunité future, sortit de l’enceinte du Parc Wellington. Il remit ses écouteurs et reprit sa course. Hugh le regarda s’éloigner et ajouta une dernière phrase, plus pour lui-même que pour Daniel.
« Si vous arrivez à retrouver votre chemin. »
Daniel Stanford se remémorait chaque instant passé dans ce parc en boucle. Rien, dans la succession des événements, n’avait de sens. Pas les circonstances, ni même les agissements du tigre ou les employés du parc et encore moins ses propres réactions. Daniel ne comprenait pas comment il avait pu rester si calme. Mais le plus invraisemblable était que rien de tout cela ne lui semblait invraisemblable. Il y vit une logique, une cohérence, un ordre naturel, un enchainement évident. Ces pensées le rendirent encore plus confus. Elles l’accompagnèrent jusqu’à ce qu’il arrivât chez lui.
Daniel sortit son badge pour accéder au hall de l’immeuble. Il emprunta l’ascenseur pour récupérer après quarante minutes durant lesquelles le cœur avait été mis à rude épreuve. La lenteur habituelle de la montée ne le gêna pas, il put en profiter pour continuer de penser. Une fois arrivé au quatrième étage, les portes s’ouvrirent. Il s’engagea dans le couloir menant à son appartement. Devant sa porte, il prit un instant avant de la déverrouiller, comme s’il hésitait à reprendre cette vie. La clé dans la serrure, cette hésitation s’évanouit.
La première chose que Daniel fit en pénétrant chez lui fut de poser ses affaires et de foncer sous la douche. Il espérait que ce moment lui permettrait d’y voir plus clair. Le jet d’eau sous pression lui aspergea le visage. Daniel pensa au moment où Eustache lui avait bavé dessus, puis au moment où ses poils lui avaient caressé le visage, puis à la sensation de sa langue. Cette dernière avait été relativement désagréable. Daniel essaya de se souvenir des mots de Hugh, mais ils étaient flous dans sa mémoire. Il arrêta la douche. Le pommeau se tarit. Daniel sortit de la cabine et ouvrit le placard pour attraper une serviette. Il s’essuya consciencieusement et l’attacha autour de sa taille. Daniel parcourut son appartement jusqu’à la commode issu d’un meuble en kit dans sa chambre. Il tira un des tiroirs et en sortit un boxer rouge et noir qu’il enfila.
Éreinté, Daniel s’affala dans son lit. Il pensa être capable de tenir plus longtemps avant de sombrer dans les bras de Morphée, mais il n’en était rien. Daniel s’endormit en deux minutes avec une seule volonté, retourner au Parc Wellington.
Le lendemain, Daniel Stanford se rendit au bureau comme à son habitude. Il arriva à la première heure. Son premier réflexe fut de prendre entre ses doigts la plume d’autruche sur son bureau, sans savoir pourquoi. Il la regarda pendant une minute puis la reposa pour se mettre au boulot. Il souhaitait s’attaquer au dossier de l’affaire Van Horn au plus vite. Daniel regarda en haut de la pile, mais le dossier n’y était pas. Il était pourtant persuadé de l’avoir entreposé à cet endroit la veille au soir. John Peterson, son collègue, s’approcha de lui.
« Anthony a choppé le dossier hier soir, après que tu sois parti. Il va s’en occuper tout seul visiblement. »
Anthony Stones était un jeune avocat arrivé à Smiths quatre mois auparavant et pour qui Daniel effectuait la plupart de ses tâches. Les trois Smiths l’observaient de près, persuadés qu’il était destiné à un grand avenir et un futur pilier pour le cabinet. Ils se trompaient. Anthony Stones s’écroulera en plein procès deux mois plus tard. Cependant, Daniel n’était pas frustré de la disparition de ce dossier dans les mains de l’avocat comme il le serait habituellement. Il en était totalement détaché.
« Allez viens, je te paye un café. »
Daniel savait pertinemment que le café était gratuit dans le cabinet, la machine étant accessible à tout le monde, mais il joua le jeu. Il suivit John jusqu’à la salle de repos. Daniel s’installa sur une des chaises, attendant que son collègue n’arrivât avec deux tasses dans les mains. John posa une tasse avec le logo du cabinet en face de Daniel.
« Un long, comme d’hab’ »
Daniel le remercia. Il savoura une gorgée de ce café d’une qualité décente. John alimenta la discussion.
« T’as fait quoi hier soir, alors ? »
Daniel réfléchit un instant, passant en revue dans sa tête les événements de la veille.
« Pas grand chose. Je me suis fais un jogging pour rentrer et je crois que je me suis écroulé dans le lit dès que je suis rentré. »
John ne l’aurait pas cru si Daniel lui avait parlé de sa mésaventure dans le Parc Wellington. Qui pourrait croire qu’un tigre lui aurait sauté dessus au plein centre-ville ? Un tigre particulièrement docile qui plus est. Du nom d’Eustache le tigre, qui donnerait un nom pareil à un félin de cette carrure. Voilà qui lui enlèverait toute crédibilité. Et que dire de Hugh, cet homme chic et mystérieux qui l’avait accueilli en lui donnant des explications presque plus perturbantes que la situation elle-même ? Non, John ne l’aurait ni cru, ni compris. Mais ce n’était pas la raison pour laquelle Daniel n’en avait pas parlé à son collègue. La véritable raison était que Daniel ‘Danny’ Stanford n’avait absolument plus aucun souvenir de tout ce qui lui était arrivé au sein du Parc Wellington.
« Et toi, ta soirée ? »
Daniel prit une gorgée de café et posa sa tasse.
Voilà comment se termine l’histoire du joggeur effrayé.
…
Je vous ai déjà raconté l’histoire de la virtuose d’un jour ?