Les pas dans la neige

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À chacun de mes pas, j’entends le crissement de la neige ployant sous mon poids. Ce petit son sourd a pris la place de tout le reste. Je n’entend plus le souffle du vent, plus les discrets bruits d’animaux, plus les frottements de ma doudoune, plus les moteurs des voitures, plus les gens qui effectuent la battue au loin. Je n’entends plus que le bruit de mes pas dans la neige, qui guide mon chemin. Mon propre chemin. Là où je dois aller.
Les pins immenses dispersés un peu partout dans la forêt ponctuent le paysage et cassent la monotonie du spectacle. Vu du dessous, les aiguilles forment un tapis qui accueille la neige, qui lui permet sa raison d’être, d’être de la neige. Noé aime ces paysages. Aimait. Elle sauterait de joie si elle m’accompagnait. Ou alors elle s’adonnerait à son activité de fin d’automne préférée : la chasse aux “padapins”. Elle ramasserait toutes les pommes de pins. Elle les porteraient en se servant de son haut comme d’un réceptacle. Bien sûr, elle ne serait capable d’en porter que deux à la fois. Non seulement son tee-shirt serait trop petit pour en porter plus mais sa coordination l’empêcherait de tout garder en stock tout en se penchant pour en ramasser d’autres. Tout tomberait par terre. Pire qu’un faon qui vient juste d’apprendre à marcher. Je me souviens, il y a quatre ans, j’avais prévu le coup. J’avais pris un grand panier. Bien sûr, c’est moi qui portait le panier. Elle en avait ramassé plus d’une vingtaine ce jour-là. Vingt-trois exactement. Elle le répétait en boucle, émerveillée d’avoir accompli une tâche aussi incroyablement dure. “VingtEU-trois”. Pour fêter son accomplissement, je l’avais emmené prendre un chocolat chaud avec extra chantilly. Elle souriait jusqu’au oreilles. À moins que ce ne soit la chantilly ? Mais cette fois, pas de panier. Pas de pomme de pin. Pas de Noé.
Je pose le pied sur un bois de cerf. Je manque de me perdre l’équilibre mais parvient à tenir debout. Étrange d’en trouver encore à cette période. Je pourrais le ramasser. Pour Hugo. Lui et sa passion pour les animaux. À vouloir une encyclopédie sur les oiseaux et des jumelles pour les observer. Tout le contraire de son frère. Colas se définirait plutôt comme quelqu’un de casanier. Ils se ressemblent tant et sont pourtant si différents. Cependant, Colas suivait son frère avec plaisir. C’est pour cette raison qu’il n’a pas bronché quand je les ai emmené observer les cerfs. Colas avait peur de ce grand animal imposant, mais il est venu quand même. Nous étions postés tous les trois dans une cabane dédiée en hauteur. Quatre heures à attendre. Très calme, très silencieux, très studieux au début. Mais la lassitude s’est installée et le moment est devenu un moment de complicité entre un père et ses deux fils. J’ai adoré ce moment. On s’apprêtait à remballer nos affaires et repartir bredouille quand Hugo a vu quelque chose bouger. Un cerf. Il aura pris son temps mais il était là. Hugo dégaina ses jumelles à une vitesse hallucinante. Il jubilait. Il peinait à contenir son excitation. Non seulement le cerf était là, mais il s’approchait. Hugo était fasciné. Colas était effrayé. Il tenait la main de son frère. L’animal était à quelques mètres en contrebas. Je me souviens de ce moment de silence absolu, juste avant que le cerf ne pousse son brame. Hugo fut tellement surpris qu’il poussa un cri de terreur. L’animal s’enfuit immédiatement, bien entendu. Mais le geste qui me surprit dans le lot, ce fut celui de Colas, qui en un instant fit un pas en avant et protégeait son frère de son propre corps. La peur s’était dissipée face au danger. J’étais admiratif. Mais face à ce danger qui m’attend, personne ne s’interposera. Pas de Hugo. Pas de Colas.
Le souffle me manque déjà. C’est l’altitude. Je crois. Je m’arrête un instant et m’adosse à un sapin géant. J’ai même pas fait un kilomètre que je suis déjà à bout de souffle. Je suis pathétique. “Remets-toi au sport”. C’est que me dirait Ana. J’entends sa voix me répéter cette phrase. Le nombre de fois qu’elle a essayé de me pousser à faire du vélo avec elle et les enfants. Elle avait de bons arguments. Sortie en famille. Pique-nique avec un point de vue sublime. Une bouteille de rouge pour profiter du moment. Bon pour ma santé. J’admets que ce dernier argument me convainquait moins. Je savais qu’elle avait raison. Mais l’idée du sport pour du sport me repoussait, me débectait. Les séquelles des cours de sport de mon enfance. C’est le problème quand on est un peu trop gros trop jeune. On est la cible facile, voire même évidente, des moqueries en sport. Toujours les quatre mêmes. Heureusement, j’ai pu renverser la tendance des années plus tard, quand j’ai appris à me défendre et à utiliser mon poids comme une force. Mon poing résonne encore des coups dans leur estomac, dans les pommettes, dans la mâchoire. Mais ça n’a pas guérit mes traumatismes. Donc le vélo, c’est pas pour moi. Malgré tout ce que ma femme pouvait me dire. Mais personne pour me dire de faire de l’exercice cette fois. Pas d’Ana.
Allez, il faut repartir. J’ai une tâche à accomplir. Je ne peux pas m’arrêter pour si peu. Ma famille compte sur moi. J’ouvre ma flasque, entreposée dans ma poche arrière de pantalon. Je reprends un peu d’énergie. Un peu de fuel. Indispensable pour tenir jusqu’au bout. Coute que coute, je dois tuer le monstre qui a massacré toute ma famille.

“Il est de retour”. Ces mots ont résonné dans ma tête d’une manière que je ne pourrais expliquer. Je les entendais à peine, comme si la voix était étouffée, mais je savais pertinemment ce qui était dit. Les mots était gravés en moi. Comme si je savais qu’ils allaient être prononcés avant même qu’ils ne le soient.
Je suis arrivé plus tôt que prévu chez Franck aujourd’hui. Son bar était aussi rempli que d’habitude. Je sais qu’ils m’ont regardé rentrer. Qu’ils m’ont regardé m’installer. Tous. J’ai baissé les yeux. Je ne pouvais pas supporter la pitié dans leur regard.
Je suis installé à l’écart. À peine assis, j’ai entendu la tireuse. Il n’aura pas fallu beaucoup plus longtemps à Franck pour m’apporter la bière qu’il venait de servir. « C’est moi qui offre ». Je l’ai remercié poliment. Toujours sans lever les yeux. La honte m’en empêchait.
J’ai regardé la pinte pendant cinq bonnes minutes d’affilé avant de boire la première gorgée. Je profitais. Ce serait la seule compagnie que j’anticipais ce soir là. Les autres ne sont pas venus me voir. Ils ne savaient pas comment. Qui peut leur en vouloir ?
Une gorgée. Une gorgée. Une gorgée. Une gorgée de plus. Cul sec. Je lève la main. Une autre bière arrive. Une gorgée. Une nouvelle gorgée. Encore une. Une gorgée. Une gorgée. Je la finis. Je lève la main. Une gorgée. Le temps perd toute réalité, toute continuité.
La porte du bar s’ouvrit à la volée et ramena tout le monde sur Terre, même moi. Chacun se tourna vers le nouvel arrivant. Benny était là, debout, le regard hagard. Il peinait à reprendre son souffle. Il avait vraisemblablement courut pendant plusieurs kilomètres. Il déglutit. Il s’apprêtait à prononcer quelques mots quand il me vit. Il se stoppa net. Ma présence le perturbait. Il n’en fallait pas plus pour comprendre pourquoi il était là.
“Il est de retour” a-t-il dit simplement. Tout le monde fut paralysé. De peur, dans un premier temps. De rage, ensuite. Ce qu’il rajouta ensuite était une évidence pour tout le monde. “Le monstre est de retour.” Tout le monde s’interrogeait. Tout le monde l’interrogeait. Ils voulaient savoir si l’information était vraie. Mais Benny était le numéro deux de la gendarmerie, l’information ne pouvait qu’être vraie.
Moi, il ne m’avait que quatre mots pour me lever. J’ai attrapé ma veste. Je n’ai même pas pris la peine de l’enfiler. J’ai fini mon verre d’une traite et j’ai pris le chemin vers la sortie.
J’ai pu capter l’information dont j’avais besoin. Les traces de pattes de ce monstre ont été trouvées par Lucien, dans la forêt à l’arrière de sa propriété. Impossible de se tromper, d’après Benny. Je connais bien le coin. J’y passe tous les jours en rentrant à la maison. Une battue était en train de s’organiser et Benny recrutait du monde pour chasser ce monstre. Mais ne vous y trompez pas, c’est moi qui la trouverais en premier. Cette traque est mienne. Un an, jour pour jour, que j’attends ce moment.

J’entends un cri. Je te tiens. Je cours, je bondis au dessus des souches et des branches, je regarde droit devant moi. Un point de côté m’attaque dans les cent premiers mètres. Je l’ignore. Il ne m’arrêtera pas. Il ne me ralentira pas. Mon pied s’agrippe dans une racine. Je m’étale de tout mon long. Mes bras sont éraflés. Mais rien n’a d’importance. Je me relève immédiatement. Je reprends la course.
La neige tombe de plus en plus fort. Le vent se lève. Les flocons sont projetés dans tous les sens. Je ne vois quasiment rien de ce qu’il y a devant moi. J’esquive les obstacles au dernier moment. Mon but est presque atteint. Je donne encore plus d’énergie pour accélérer jusqu’à mon maximum.
Ravin.
Le vide se retrouve sous mon pied. Impossible de m’arrêter. Impossible de l’éviter. Je dévale le ravin. Je roule à toute vitesse. Je n’arrive pas à voir ce qu’il y a devant moi. Je ne contrôle rien. Je le vois, au dernier moment. Le tronc. J’ai à peine le temps de commencer à lever mes bras. Mon crâne heurte violemment le tronc.
Je continue la descente jusqu’à arriver en bas. La tête me tourne. Du sang. Par terre, du sang. Le rouge contraste avec le blanc de la neige. La tâche croit. Je porte ma main sur mon front. Je redoute à l’idée de regarder. Ma main est rouge. C’est mon sang. Je me sens mal.
Je m’évanouis.

Ces images gravées dans ma mémoire. À chaque fois que je ferme les yeux, je la vois.
La porte d’entrée en chêne de la maison est arrachée et pend plus que par un de ses gonds. La poignée ronde et la serrure ne sont plus là. Des marques de griffes monstrueuses ont pris leur place, laissant un trou béant.
L’entrée, dont la peinture est tailladée à de multiples endroits, a le mur joint avec la salon craquelé, fissuré. Le porte-manteau mural a été arraché au passage.
Le salon est une vision d’horreur. Les meubles sont sans dessus-dessous. Le table basse est encastrée dans la télé. Le canapé a valdingué de l’autre côté de la pièce. La table du coin est brisée. Et surtout l’odeur. Cette odeur insoutenable. Difficile de ne pas savoir d’où elle vient. Une énorme tâche de sang se trouve sur le mur, là où a commencé à fissurer. Par terre, au pied du mur, git Ana. Enfin, ce qu’il en reste. Sa cage thoracique est enfoncée. Son crâne est écrasé. Le cerveau déborde. Un œil est sorti de son orbite. Du sang coule de sa bouche, de son nez, de ses oreilles, de ses yeux. Au milieu de la pièce, Colas était allongé dans une mare de sang, les bras écartés. Il protégeait quelque chose. Ou quelqu’un. Trois larges entailles partent de sa clavicule jusqu’à son bassin. Ses intestins se sont déversées de part et d’autres de son corps. Le reste de ses organes sont visibles. La cage thoracique n’a pas tenu. Même ses poumons sont lacérés. Il a la bouche ouverte. On peut discerner la détermination dans son regard malgré ses yeux vitreux. Derrière lui, une trainée de tâches sombres sur le tapis mènent jusque dans la salle à manger. Une odeur d’urine est perceptible.
Dans la salle à manger, le spectacle continue. Les chaises ont volées. La table à manger est brisée en de nombreux endroits, comme si quelqu’un s’était acharné dessus. Le verre du vaisselier s’est répandu partout sur le sol. Sur le mur, des éclaboussures de sang projeté avec violence. Une trace de sang de quelqu’un qui s’est trainé au sol, qui ne pouvait pas marcher, mène jusqu’au couloir.
Le premier élément notable dans le couloir se repère immédiatement. Le corps de Hugo git inanimé, face contre le mur. Son pied, sa cheville et le bas de sa jambe sont littéralement broyés, aplatis. Trois lacérations lui traversent le dos latéralement. Sa colonne vertébrale est sectionnée. Son bras gauche prend une courbure anormale tandis qu’il se repose sur le mur. Sa tête s’arrête au niveau de la mâchoire inférieure, laissant sa langue pendre dans le vide. Le mur garde la trace de l’impact avec le corps de mon petit garçon. Un peu plus loin, plusieurs taches de sang, comme si un ballon de foot ensanglanté avait rebondi dans ce couloir. Juste après la dernière tâche se trouve le haut du crâne de Hugo. Ses yeux sont grand ouverts et me fixent.
Le reste de la maison semble intact, à l’exception de la chambre de Noé. Son armoire est à terre, brisée en deux. La porte de sa penderie a été arrachée et a traversé la fenêtre. Son lit est en charpie. Le matelas est éventrée partout. L’armature en bois se retrouve en morceaux tellement fins que l’on pourrait l’utiliser comme petit bois pour la cheminée. Le tout forme un amas, un monticule informe de bois et de tissus duquel une flaque de sang se dégage.
Je me souviens de tout. Des images. De l’odeur. Du dégoût. De la douleur. De tout.

Je reprends petit à petit mes esprits. Je revois la flaque de mon sang dans la neige. La tête me tourne encore un peu. Je suis désorientée. Je me relève. Le monde arrête de tourner. Je peux continuer ma traque. Mais je ne sais plus par où aller. Impossible de retrouver le sentier avec cette neige.
Miracle ! Des traces !
Les traces du monstre. Ce doit être celles que Lucien a vu. J’ai une piste à suivre. Je n’entends pas les gens de la battue. Je dois être en avance. Pourvu que je sois en avance.
Je suis ces traces sans perdre de temps. Pour Noé. Pour Hugo. Pour Colas. Pour Ana.

Le rythme de mes pas dans la neige est régulier, calé comme une horloge. Une démarche presque militaire. Mes bottes perdent de leur efficacité, je sens le froid sur la plante de mes pieds. La neige est plus fraiche ici, mon pied s’enfonce plus. Il faut que je me dépêche avant que les traces ne soient recouvertes totalement.
À mesure que je m’enfonce toujours plus dans les bois, je le sens au fond de moi. Le monstre n’est pas loin. La pression de l’air qui a changé, probablement. Mais je sais qu’il peut surgir à tout moment. Je peux le ressentir.
Ou bien c’est ma culpabilité que je ressens. Celle qui me ronge depuis un an. Qui me bouffe de l’intérieur. Que j’essaye de faire partir par tous les moyens. Que j’essaye de noyer. La culpabilité d’être responsable de leur mort.
Ce soir-là, j’avais bu. J’étais au bar. Comme beaucoup de soirs, mais celui-là j’étais resté plus longtemps. J’avais eu une mauvaise journée. Je préférais décompresser avant de rentrer à la maison. Je les ai enfilé à une de ses vitesses. Même Franck me disait de ralentir. Je ne sais pas combien de verres il a fallu pour que je m’en rende compte. Que je me rende compte que je ne voulais pas être là. Que je ne voulais d’une vie comme ça. J’ai regardé le dernier verre que je tenais dans la main. Je l’ai posé sans y toucher. J’ai réglé et je suis parti.
J’ai sauté dans ma voiture et j’ai foncé chez moi. Mais je ne suis pas arrivé à destination. Juste après avoir passé la maison de Lucien, dans le virage en épingle à cheveux, j’ai cru voir quelque chose traverser la route. Une masse énorme. J’ai voulu freiner mais j’ai accéléré à la place. Paniqué j’ai tourné le volant par réflexe. Heureusement du bon côté. J’ai percuté un arbre. Mon corps a décollé et ma tête a percuté le pare-brise qui s’est fissuré. Je suis sorti du véhicule et j’ai déambulé. J’ai continué de marcher, d’avancer, sans savoir pourquoi. J’étais désorienté. Je ne sais pas combien de mètres j’ai parcouru avant de m’écrouler.
Je me suis réveillé aux urgences. J’avais une commotion. Les soignants n’ont pas arrêté de me dire que j’avais été chanceux, que j’aurais pu mourir du choc, que j’aurais pu mourir d’hypothermie dans le froid. Mais je n’ai pas pu être chez moi quand ma famille s’est faite massacrer par ce monstre.
Je suis responsable de leur mort.
C’est pour cette raison que je me suis obstiné à traquer ce monstre pendant toute cette année. Cette culpabilité s’est transformée en désir de vengeance, en obsession. Tout le monde me dit que je perds la boule, que le monstre ne sera jamais retrouvé. Les gens se moquent, les gens me provoquent. J’en suis même venu aux mains hier, avec ce connard qui est venu m’importuner sur ma famille sur le parking devant chez Franck. La droite que je me suis prise aurait mis K.O. n’importe qui, mais j’étais trop fou de rage pour ne pas lui faire mordre la poussière.
J’avais raison. Un an complet à ne rien trouver. Chou blanc total. J’ai épluché tous les journaux de ces trente dernières années que j’ai pu trouver. J’ai exploré toutes les légendes locales. J’ai fouillé chaque recoin des environs, à cartographier tout ce qui était notable. J’ai installé des caméras de chasse. Rien. Pas une trace. Pas un indice. Mais je n’ai pas désespéré.
Il a fini par réapparaître. Je savais qu’il le ferait. J’attendais ça. J’étais prêt. C’est pour cette raison que je ne louperai pas ma chance.

Je sens mon esprit s’évanouir petit à petit. J’ai probablement perdu plus de sang que je ne pensais. Je manque de tomber. Je m’appuie sur un arbre une fraction de seconde et je reprends mon chemin sans attendre.
Un bruit sourd retentit. Comme une grande masse qui s’écroule dans le sol neigeux. Il est pas loin.
Je continue de suivre les empreintes dans la neige. Elles sont pratiquement effacées par les flocons qui tombent depuis des heures. Je dois me dépêcher pour ne pas perdre sa trace.
La battue m’a rattrapé. Ils sont tout proche. Je dois le trouver avant eux. C’est ma vengeance. Ma vengeance à moi.

« Il est là. »
Je n’ai pas prononcé ces mots, mais je suis ravi qu’ils l’aient été. Je me retourne. Lucien se tient debout avec son fusil.
« Où ça ? »
C’est une question simple, mais elle n’arrive pas à sortir. Je ne me suis pas entendu la prononcer. Mais Lucien semble avoir compris.
« Ici » ajoute-t-il.
Il regarde fixement dans ma direction.
Derrière moi. Il est là, juste derrière. Je n’arrive pas à me retourner. Pourquoi je n’arrive pas à me retourner.
Merde ! Il va m’avoir. Il va me buter. Je sens la pression dans ma nuque. Le monstre va m’estropier, m’infliger le même châtiment qu’à ma famille.
Je me retourne finalement.
En face de moi, je vois quelque chose d’encore plus effrayant que ce que j’aurais pu imaginer. Plus terrifiant que la plus effroyable des créatures. Plus angoissant qu’un monstre gigantesque assoiffé de sang et de violence.
En face de moi, il y avait les arbres de la forêt, éclairé par une demi-lune vigoureuse et des étoiles flamboyantes. Il y avait le tapis neigeux, propre, uniforme. Il y avait les flocons qui tombaient lentement pour entretenir ce parterre magnifique.
Il n’y avait rien d’autre. Rien. Pas de monstre.
Ce qui est étrange, c’est qu’à aucun moment je ne me dis qu’il s’est enfui.
Je me retourne vers Lucien à nouveau. Son arme est pointée vers l’avant. Vers moi. Il n’est plus seul. Ils sont armés. De fusils, de haches, de fourches, de tout ce qu’ils ont pu trouver. Devant cette troupe se tient Benny, son flingue à la main. Il tremble. Ils tremblent tous.
Un coup de feu retentit. Je ne sais pas qui a tiré. Mais je sais que la balle m’a atteins au niveau de l’estomac. Je n’ai pas mal. Je ne m’écroule pas. Je reste debout.
Plusieurs tirs suivent. Je les sens. Dans l’épaule. Dans la jambe. Dans la joue. Dans le sternum. Dans la jambe à nouveau.
Je tombe à la renverse. Tous se ruent vers moi pour m’immobiliser. Je sens les coups de hache, de fourche, de machette, de couteau.
Ils ont prévu d’en finir ici et maintenant. Comme je l’aurais fait.

Cette image est gravée dans ma mémoire. Je ferme les yeux et je la vois.
Je suis dans l’entrée de ma maison. La porte est branlante et menace s’écrouler. Tout est calme. Comme si un malheur venait d’avoir lieu. Je regarde mes mains. Ce ne sont pas mes mains. Ce sont des pattes monstrueuses munies de griffes démesurées. Elles sont recouvertes de sang. Je traverse la porte et regarde mes mains à nouveau. Elles sont humaines. Mais le sang est toujours là. Le sang restera là à jamais.
J’ai massacré ma famille.

Je rouvre les yeux et voit la lune à travers les pins. Je vois les flocons de neige arriver sur mon visage. Une gerbe de mon propre sang me recouvre les globes oculaires. Tout prend une teinte rouge. Je me laisse tuer pour les rejoindre.
Ma famille est vengée. Je ne demande qu’une chose en retour : que je ne retrouve pas forme humaine après ma mort.